inquième entretien. Suite des ornements du récit

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      <titleStmt>
        <title>"Cinquième entretien. Suite des ornements du récit" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de
          raconter. Édition électronique.</title>
        <author>François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794)</author>
        <editor>Christof Schöch</editor>
      </titleStmt>
      <editionStmt>
        <edition>Version 0.7, 09/2014</edition>
      </editionStmt>
      <publicationStmt>
        <p>Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse
          http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0
          (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse
          http://berardier.org en 2010.</p>
      </publicationStmt>
      <sourceDesc>
        <bibl>
          <author>Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794)</author>
          <title>Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter</title>
          <pubPlace>Paris</pubPlace>
          <publisher>Charles-Pierrre Berton</publisher>
          <date>1776</date>
          <extent>Format in-12, X-725 pages.</extent>
        </bibl>
      </sourceDesc>
    </fileDesc>
    <encodingDesc>
      <projectDesc>
        <p>Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le
          récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.
        </p>
      </projectDesc>
      <editorialDecl>
        <p>L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles,
          abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées,
          abréviations explicitées).</p>
      </editorialDecl>
    </encodingDesc>
    <revisionDesc>
      <change when="2010-05-16" who="Christof Schöch">Transfer zu TEI-Lite.</change>
      <change when="2010-05-30" who="Christof Schöch">Choice in Text.</change>
      <change when="2014-09-06" who="Christof Schöch">Minor adjustments for TAPAS
        publication.</change>
    </revisionDesc>
  </teiHeader>
  <text>
    <body>
      <div type="chapter" xml:id="essai05">
        <head>CINQUIÈME ENTRETIEN.</head>
        <head rend="italic">Suite des <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> du <choice>
            <orig>Récit</orig>
            <reg>récit</reg>
          </choice></head>
        <p>Euphorbe se <choice>
            <orig>promenoit</orig>
            <reg>promenait</reg>
          </choice> dans une allée sombre, lorsqu'il <choice>
            <orig>apperçut</orig>
            <reg>aperçut</reg>
          </choice> Timagène qui <choice>
            <orig>venoit</orig>
            <reg>venait</reg>
          </choice> à lui. Eh bien&#160;! lui dit-il en <pb xml:id="p237"/> l'abordant, votre
          curiosité est-elle satisfaite&#160;? Ce chef-d'œuvre répond-il à l'idée qu'on vous en <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> donnée&#160;? Je sais que vous ne prodiguez pas vos éloges.</p>
        <p>Tout difficile que vous me supposez, répondit Timagène, je puis vous dire que j'ai vu un
          bel ouvrage. Le sujet est la résurrection du Lazare.<note resp="editor">Voir, pour
            plusieurs versions de ce sujet pictural, le site <hi rend="italic">Utpictura18</hi>,
            sous la dir. de Stéphane Lojkine, <ref target="http://galatea.univ-tlse2.fr/pictura/"
              >http://galatea.univ-tlse2.fr/pictura/</ref>, recherche sujet&#160;: ‹ Sujet
            d’histoire sacrée. La Résurrection de Lazare ›.</note> Le coloris en est riche, le
          dessein correct, les contours gracieux, l'ordonnance bien entendue&#160;; mais j'<choice>
            <orig>aurois</orig>
            <reg>aurais</reg>
          </choice> desiré un peu plus de feu dans l'action&#160;: la dégradation des objets est
          trop étudiée&#160;; tout y semble fait à la <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice> et au compas&#160;; ce qui jette un peu de froid dans cette belle
          composition.</p>
        <p>Les <choice>
            <orig>talens</orig>
            <reg>talents</reg>
          </choice> sont partagés, repatrit Euphorbe&#160;; et il est bien rare qu'un même homme
          atteigne la perfection dans toutes les parties de son art. Cette réflexion nous ramène
          assez naturellement à notre sujet&#160;; car on peut l'appliquer aux ouvrages d'esprit,
          comme à la peinture, à la sculpture&#160;; en un mot, à tout ce qui peut occuper notre
          raison. Dans le récit, par exemple, l'un est plein de chaleur, et dans son enthousiasme,
          néglige tout le reste. Quel <choice>
            <orig>Ecrivain</orig>
            <reg>écrivain</reg>
          </choice> plus animé que le <choice>
            <orig>P.</orig>
            <reg>Père</reg>
          </choice> Maimbourg, dans la description d'une bataille&#160;; mais en même temps, moins
          solide et moins judicieux&#160;?<note resp="editor">Il s'agit de Louis Maimbourg
            (1610-1686), homme d’Église et historien. Il est l'auteur, entre autres, d'une <hi
              rend="italic">Histoire des croisades pour la délivrance de la Terre Sainte</hi>, 1686
            (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note>
          L'autre est <pb xml:id="p238"/> exact&#160;; mais ne saisit jamais ces traits hardis et ce
          beau désordre, qui caractérisent souvent la nature. Il est des occasions, où c'est une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice> de négliger les <choice>
            <orig>régles</orig>
            <reg>règles</reg>
          </choice>. Une grande passion, un mouvement violent doit porter dans le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> le trouble, dont l'<choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice> est agitée. Pacuvius, ami et partisan d'Annibal, soupe avec son fils chez le
          général <choice>
            <orig>Carthaginois</orig>
            <reg>carthaginois</reg>
          </choice>. Il sort un moment de la salle&#160;; son fils le suit&#160;; et c'est pour lui
          apprendre qu'il va, pendant son absence, poignarder le vainqueur des Romains, pour faire
          sa paix avec Rome. Le temps presse&#160;: le jeune homme <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> déterminé. <q rend="italic">Per ego te fili</q>, s'écrie le <choice>
            <orig>pere</orig>
            <reg>père</reg>
          </choice> éperdu <note resp="author">Tit. Liv. l. 23, c. 9</note><note resp="editor"
            >Tite-Live, <hi rend="italic">Ab Urbe condita</hi> (<hi rend="italic">Histoire
              romaine</hi>), livre 23, section 9 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>). La phrase provient du
            passage suivant&#160;: « Quae ubi uidit audiuitque senex, uelut si iam agendis quae
            audiebat interesset, amens metu 'per ego te' inquit, 'fili, quaecumque iura liberos
            iungunt parentibus, precor quaesoque ne ante oculos patris facere et pati omnia infanda
            uelis'. »</note>, <q rend="italic">quaecumque jura liberos jungunt parentibus,
            precor quœsoque<choice>
              <orig>......</orig>
              <reg>...</reg>
            </choice></q>. Le désordre de ces expressions ne convient-il pas merveilleusement au
          tumulte qu'<choice>
            <orig>excitoient</orig>
            <reg>excitaient</reg>
          </choice> dans le cœur de ce malheureux <choice>
            <orig>pere</orig>
            <reg>père</reg>
          </choice>, la <choice>
            <orig>reconnoissance</orig>
            <reg>reconnaissance</reg>
          </choice> pour un ami, la tendresse pour un fils, le danger pressant de l'un et de
          l'autre&#160;? Pour réussir dans de pareilles peintures, il faut que l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> se place dans les mêmes circonstances, et ressente les mêmes émotions <pb
            xml:id="p239"/> que ses <choice>
            <orig>Acteurs</orig>
            <reg>acteurs</reg>
          </choice>. <q rend="italic">Si vis me flere dolendum est primum ipsi tibi</q><note
            resp="author">Hor. de Arte Poët. v. 102.</note>, <choice>
            <orig>disoit</orig>
            <reg>disait</reg>
          </choice> Horace&#160;: si vous voulez m'arracher des larmes, commencez par en verser
          vous-même.</p>
        <p>Sur ce <choice>
            <orig>pied-là</orig>
            <reg>pied là</reg>
          </choice>, reprit vivement Timagène, l'imagination de Virgile <choice>
            <orig>devoit</orig>
            <reg>devait</reg>
          </choice> être dans une belle agitation, lorsqu'il <choice>
            <orig>composoit</orig>
            <reg>composait</reg>
          </choice> l'épisode de Nisus et d'Euryale. Jamais situation ne <choice>
            <sic>fût</sic>
            <corr>fut</corr>
          </choice> plus violente. Euryale est déjà entre les mains des ennemis. Nisus, pour dégager
          son malheureux ami, profite des <choice>
            <orig>ténébres</orig>
            <reg>ténèbres</reg>
          </choice> qui le cachent, et de deux coups de traits renverse deux des plus distingués de
          la troupe. Volcens, qui la <choice>
            <orig>commandoit</orig>
            <reg>commandait</reg>
          </choice>, furieux de ne pouvoir découvrir la main d'où partent ces coups, veut s'en
          venger sur Euryale, et fond sur lui l'épée haute. Nisus, à ce spectacle, n'est plus maître
          de lui même&#160;: il se jette à travers l'escadron des Rutules&#160;: il s'écrie <q
            rend="italic">me me, adsum qui feci, in me convertite ferrum</q><note resp="author"
            >Æn. lib. 9, v. 427</note>. Dans toute autre circonstance, cette façon de parler, <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> assurément un phébus<note resp="editor">C'est-à-dire, serait une façon de parler
            guindée, trop figurée. Voir Féraud, <hi rend="italic">Dictionnaire critique de la langue
              française</hi>, 1787-88.</note> inintelligible&#160;; ici c'est l'explosion <pb
            xml:id="p240"/> naturelle d'une passion impétueuse, dont le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>devoit</orig>
            <reg>devait</reg>
          </choice> éprouver lui-même alors tous les <choice>
            <orig>symptomes</orig>
            <reg>symptômes</reg>
          </choice>. Ce sont là de ces beautés si <choice>
            <orig>particulieres</orig>
            <reg>particulières</reg>
          </choice> à une langue, qu'on ne peut les faire passer dans l'autre&#160;; et je ne sais
          ce qui <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> remplacer dans la nôtre, cette admirable confusion.</p>
        <p>Il est vrai, poursuivit Euphorbe, que la <choice>
            <orig>sévere</orig>
            <reg>sévère</reg>
          </choice> exactitude de notre <choice>
            <orig>françois</orig>
            <reg>français</reg>
          </choice>, donne quelquefois des entraves à l'imagination. Elle permet à peine quelques
          inversions dans la <choice>
            <orig>poësie</orig>
            <reg>poésie</reg>
          </choice>.<note resp="editor">La question de l'inversion dans les langues anciennes et
            modernes était fort débattue au XVIII<hi rend="sup">e</hi> siècle.</note> Pour peindre de grands <choice>
            <orig>mouvemens</orig>
            <reg>mouvements</reg>
          </choice>, nous n'avons presque d'autre ressource que ces phrases interrompues, et coupées
          par des points, dont nos écrivains aujourd'hui usent, ou plutôt abusent, bien souvent.
          Racine s'en est servi dans Athalie.<note resp="author">Acte 3, <choice>
              <orig>sc.</orig>
              <reg>scène</reg>
            </choice> 5.</note> Le grand prêtre Joad <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> fait les reproches les plus <choice>
            <orig>sanglans</orig>
            <reg>sanglants</reg>
          </choice> à Mathan, pontife de Baal&#160;: celui-ci, dans l'impuissance de se venger,
          entre dans <choice>
            <sic>un</sic>
            <corr>une</corr>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de délire furieux, et balbutie ces mots&#160;:</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Avant la fin du jour..... on verra qui de nous.....</l>
            <l>Doit..... mais sortons, Nabal.</l>
          </q></p>
        <p><pb xml:id="p241"/> Au milieu de ces phrases entrecoupées, vous voyez que les termes sont
          toujours dans leur ordre naturel.</p>
        <p>Je crois, que pour rendre en <choice>
            <orig>françois</orig>
            <reg>français</reg>
          </choice> le vers de Virgile, reprit Timagène, on <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> faire dire à Nisus, en suivant ce principe&#160;; <hi rend="italic">c'est moi...
            Rutules... je suis l'auteur du forfait... <choice>
              <orig>vangez</orig>
              <reg>vengez</reg>
            </choice>-vous sur moi...</hi> Tout cela est cependant bien moins animé que l'expression
          du <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> latin&#160;; et il faut avouer que chaque langue a des beautés qui lui sont
          propres. La <choice>
            <sic>notre</sic>
            <corr>nôtre</corr>
          </choice>, par exemple, réussit admirablement dans ce <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> coupé, qu'on emploie si souvent avec succès dans le récit. Un <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> ingénieux du <choice>
            <orig>siécle</orig>
            <reg>siècle</reg>
          </choice> passé trouve le principe de cette qualité, dans le caractère même de notre
            nation.<note resp="author">Bouhours, Entr. sur la Lang. Franç.</note><note resp="editor"
            >Les <hi rend="italic">Entretiens d'Ariste et d'Eugène</hi> (1671) du père Bouhours
            (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>) contiennent un
            « Second entretien&#160;: La langue françoise »&#160;; Eugène y affirme&#160;: « [...]
            le langage suit d'ordinaire la disposition des esprits&#160;; et chaque nation a
            toujours parlé selon son génie » (p. 92 de l'édition de 1673).</note>
          <q rend="inline">Les <choice>
              <orig>François</orig>
              <reg>Français</reg>
            </choice>, dit-il, qui ont beaucoup de vivacité et de feu, ont un langage court et
            animé. Aussi nos ancêtres, qui <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> plus prompts que les Romains, accourcirent presque tous les mots qu'ils
            prirent de la langue latine... Au reste, ajoute-t-il, nous avons trouvé le secret de
            joindre la brièveté, <choice>
              <orig>non-seulement</orig>
              <reg>non seulement</reg>
            </choice> avec la clarté, <pb xml:id="p242"/> mais encore avec la pureté et la
            politesse.</q><note resp="editor">Père Bouhours, <hi rend="italic">Entretiens
              d'Ariste et d'Eugène</hi> (1671), « Second entretien&#160;: La langue françoise », p.
            93-94 de l'édition de 1673 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20"
              >bibliographie</ref>).</note> En effet, dans nos bons <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice>, la rapidité de l'expression égale celle de l'action. M. Bossuet semble avoir
          tout le feu du grand Condé, lorsqu'il dit de lui <note resp="author">Or. Fun. du Pr. de
            Condé.</note><note resp="editor">Voir Bossuet, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon,
            Prince de Condé », dans&#160;: <hi rend="italic">Recueil des oraisons funèbres
              prononcées par Jacques-Bénigne Bossuet</hi>, Paris&#160;: Dupuis, 1691, p. 467-562
            (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note>&#160;:
            <q rend="inline">Le voyez-vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort&#160;? <choice>
              <orig>Aussi-tôt</orig>
              <reg>Aussitôt</reg>
            </choice> qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> animé, on le vit presque en même temps, pousser l'aile droite des ennemis,
            soutenir la <choice>
              <sic>notre</sic>
              <corr>la nôtre</corr>
            </choice> ébranlée,<note resp="editor">C'est-à-dire, soutenir notre aile
              ébranlée.</note> rallier les <choice>
              <orig>François</orig>
              <reg>Français</reg>
            </choice> à demi-vaincus, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter <choice>
              <orig>par-tout</orig>
              <reg>partout</reg>
            </choice> la terreur, et étonner de ses regards <choice>
              <orig>étincelans</orig>
              <reg>étincelants</reg>
            </choice>, ceux qui <choice>
              <orig>échappoient</orig>
              <reg>échappaient</reg>
            </choice> à ses coups.</q> Quelle vivacité l'abbé de Vertot ne met-il pas dans le
          récit de la mort du fameux Vasconcellos gouverneur de Portugal, pour le Roi d'Espagne
            <note resp="author">Révol. de Port. pag. 179.</note><note resp="editor">Abbé Aubert de
            Vertot, <hi rend="italic">Histoire de la conjuration du Portugal</hi>, Paris&#160;: Vve
            de E. Martin, J. Boudot, E. Martin, 1689 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note>&#160;? <q
            rend="inline"><choice>
              <orig>Aussi-tôt</orig>
              <reg>Aussitôt</reg>
            </choice> les conjurés <choice>
              <orig>entrerent</orig>
              <reg>entrèrent</reg>
            </choice> en foule dans la chambre du secrétaire&#160;: on le cherche <choice>
              <orig>par-tout</orig>
              <reg>partout</reg>
            </choice>&#160;; on renverse lits, tables, on enfonce les coffres pour le trouver&#160;:
            chacun <choice>
              <orig>vouloit</orig>
              <reg>voulait</reg>
            </choice> avoir l'honneur de lui donner le <note>Desit: identifier passage chez
              Vertot.</note>
            <pb xml:id="p243"/> premier coup.</q><note resp="editor">Les guillemets initiaux
            manquent dans l'original.</note> Ces phrases courtes et détachées forment <choice>
            <sic>un</sic>
            <corr>une</corr>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'enchantement, qui me transporte sur les lieux&#160;: j'y partage tous les <choice>
            <orig>mouvemens</orig>
            <reg>mouvements</reg>
          </choice> des <choice>
            <orig>différens</orig>
            <reg>différents</reg>
          </choice> personnages&#160;: j'y prends part au tumulte, à l'agitation, au désordre même
          qui y règne.</p>
        <p>Pensez-vous, interrompit Euphorbe, que nos <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>ayent</orig>
            <reg>aient</reg>
          </choice> seuls la baguette des fées&#160;? Ils l'ont peut-être empruntée des latins. Du
          moins ceux-ci savent-ils l'employer dans l'occasion. Un ou deux exemples vont vous en
          convaincre. Dans l'<choice>
            <orig>Andrienne</orig>
            <reg><hi rend="italic">Andrienne</hi></reg>
          </choice> de Terence, ne trouve-t-on pas ce récit, aussi naturel qu'il est
          concis&#160;?</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent"><note resp="author">Cependant le convoi s'avance&#160;; nous
                suivons&#160;: on arrive au lieu de la sépulture&#160;; on la met sur le
                bûcher&#160;: on pleure.</note>Funus interim</l>
            <l>Procedit&#160;; sequimur&#160;: ad sepulchrum venimus&#160;; </l>
            <l>In ignem imposita est&#160;: fletur.<note resp="editor">Térence, <hi rend="italic"
                  >Andria</hi> (<hi rend="italic">L'Andrienne</hi>), acte I, vers 127-130 (voir <ref
                  target="http://www.berardier.org/node/20"
          >bibliographie</ref>).</note></l></q></p>
        <p>Y a-t-il moins de précision dans ce beau morceau, où Ciceron décrit la <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice> dont Verres s'empara d'un superbe <choice>
            <orig>candelabre</orig>
            <reg>candélabre</reg>
          </choice>, qu'Antiochus <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> fait porter chez ce <choice>
            <sic>prêteur</sic>
            <corr>préteur</corr>
          </choice><note resp="editor">Verres (Caius Licinus Verres, 120-43 av. JC.), homme d'État
            romain, obtint le rang de préteur en 74 av. JC.</note>, pour satisfaire sa <pb
            xml:id="p244"/> curiosité&#160;? <note resp="author">Verrès ordonne aux députés de se
            retirer et de laisser le candélabre&#160;: ainsi, ils retournent vers Antiochus les
            mains vides. Le Roi d'abord n'a ni crainte ni soupçon. Un jour, deux jours, plusieurs
            jours se passent. On ne le rapporte point. Alors le prince envoye demander au préteur
            s'il veut bien le lui remettre. Celui-ci répond, qu'on revienne dans quelque temps. Le
            roi surpris, renvoye de nouveau. On ne rend rien.</note>
          <q rend="italic">Jubet Verres illos discedere, et candelabrum relinquere. Sic illi tum
            inanes ad Antiochum revertuntur. Rex primo nihil metuere, nihil suspicari. Dies unus,
            alter, plures&#160;; non referri. Tum mittit ad istum si sibi videatur ut reddat. Jubet
            iste posterius ad se reverti. Mirum illi videri. Mittit iterum. Non
            redditur.</q><note resp="editor">Cicéron, <hi rend="italic">In Verrem</hi> (<hi
              rend="italic">Les Verrines</hi>), second discours, livre 4, section 65 (voir <ref
              target="/node/20">bibliographie</ref>).</note> Quelle rapide énergie dans ces vers de <choice>
            <orig>Boëce</orig>
            <reg>Boèce</reg>
          </choice>, au sujet de la descente d'Orphée aux enfers&#160;?</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Heu noctis prope terminos </l>
            <l>Orpheus Euridicem suam </l>
            <l>Vidit, perdidit, occidit.<note resp="editor">Boèce, <hi rend="italic">De Consolatione
                  Philosophiae</hi> (<hi rend="italic">La Consolation de la Philosophie</hi>, 225),
                chapitre III (voir <ref target="node/20"
          >bibliographie</ref>).</note></l></q></p>
        <p>Pour bien rendre cette précision, notre langue est en défaut.</p>
        <p><choice>
            <orig>A</orig>
            <reg>À</reg>
          </choice> la <choice>
            <orig>bonne-heure</orig>
            <reg>bonne heure</reg>
          </choice>, répondit Timagène&#160;: mais il est certain que les latins <pb xml:id="p245"/>
          <choice>
            <orig>employent</orig>
            <reg>emploient</reg>
          </choice>, moins souvent que nous, cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>, surtout dans les grands sujets. Vous ne disconviendrez pas que celui de
          Tite-Live, par exemple, dans la description du combat des Horaces, ne soit nombreux et
            périodique.<note resp="editor">Tite-Live, <hi rend="italic">Ab Urbe condita</hi> (<hi
              rend="italic">Histoire romaine</hi>), livre I (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note>
        </p>
        <p>Je l'avoue, repartit Euphorbe. D'un autre côté, les latins ont une façon de s'exprimer,
          même dans les récits les plus nobles, que nous n'osons mettre en usage que dans le badin
          ou le naïf, et presque jamais dans la prose. C'est ce que les grammairiens appellent
          l'infinitif. Cicéron, dans le récit qu'il fait du repas donné à <choice>
            <orig>Verrès</orig>
            <reg>Verres</reg>
          </choice> par le <choice>
            <orig>Roi</orig>
            <reg>roi</reg>
          </choice> Antiochus, dépeint ainsi l'empressement du <choice>
            <orig>prêteur</orig>
            <reg>préteur</reg>
          </choice> Romain à considérer les vases magnifiques qui <choice>
            <orig>ornoient</orig>
            <reg>ornaient</reg>
          </choice> la table&#160;:<note resp="author">In Verrem de signis.</note>
          <q rend="italic">Ille unumquodque vas in manus sumere, laudare, mirari&#160;: Rex
            gaudere</q>.<note resp="editor">Cicéron, <hi rend="italic">In Verrem</hi> (<hi
              rend="italic">Les Verrines</hi>), second discours, livre 4, section 63 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note> Vous voyez
          qu'ils ont en cela un avantage sur nous, qui les met à portée de donner à leur <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> plus de <choice>
            <orig>légereté</orig>
            <reg>légèreté</reg>
          </choice>.</p>
        <p>Il est vrai, reprit Timagène, qu'on ne <choice>
            <orig>passeroit</orig>
            <reg>passerait</reg>
          </choice> pas à un <choice><orig>François</orig><reg>Français</reg></choice> cette façon de
          parler, si ce n'est peut-être dans <pb xml:id="p246"/> la conversation la plus <choice>
            <orig>familiere</orig>
            <reg>familière</reg>
          </choice>. Je ne m'en rappelle pas même d'autre exemple, que celui de la fable du lièvre
          et des grenouilles dans <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice>.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Grenouilles <choice>
                <orig>aussi-tôt</orig>
                <reg>aussitôt</reg>
              </choice> de sauter dans les ondes&#160;; </l>
            <l>Grenouilles de rentrer dans leurs grottes profondes.</l>
          </q></p>
        <note>Desit&#160;: référence La Fontaine.</note>

        <p>Mais je crois que l'on peut se dédommager de ce petit inconvénient par les moyens que
          détaille Longin, dans son traité du sublime, tels que sont, le changement de temps, de
          nombre, de personnes, la suppression des liaisons et des transitions. Aux exemples que
          cite ce rhéteur, on en peut ajouter plusieurs, empruntés même de nos <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice>. En lisant ces jours-ci <choice>
            <orig>Philippes de Commines</orig>
            <reg>Philippe de Commynes</reg>
          </choice>, j'en rencontrai un qui me parut figurer fort bien au milieu de son vieux
          langage. Il s'agit de l'entrevue du Duc Charles de Bourgogne, avec le <choice>
            <orig>Roi</orig>
            <reg>roi</reg>
          </choice> Édouard d'Angleterre, après que ce dernier eut conclu une trêve de neuf ans avec
          Louis XI.<note resp="author"><choice>
              <orig>Chron. de Louis XI. ch. 75</orig>
              <reg><hi rend="italic">Chronique de Louis XI</hi>, chapitre 75</reg>
            </choice>.</note><note resp="editor">Philippe de Commynes, <hi rend="italic"
              >Mémoires</hi>, vol. 1, livre IV, chapitre VIII&#160;: « Habiles manœuvres de Louis XI
            », p. 275-281 dans notre édition de référence (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>). Le passage entier est
            le suivant&#160;: «&#160;Ledict duc se courrouça et parla en angloys, car il sçavoit le
            langaige, et allegua aulcuns beaux faictz des roys d'Angleterre qui estoient passés en
            France, et des peynes qu'ilz avoient prinses pour y acquerir honneur&#160;; et blasma
            fort ceste treve, disant qu'il n'avoit point cherché à faire passer les Angloys pour
            besoing qu'il en eust, mais pour recouvrer ce qui leur appartenoit&#160;; et, afin
            qu'ils congneussent qu'il n'avoit nul besoing de leur venue, qu'il ne prendroit treve
            avecque nostre roy, jusques le roy d'Angleterre eust esté trois moys dela la mer. Et
            aprés ces parolles, part et s'en va de la où il venoit&#160;» (p. 281).</note>
          <q rend="inline">Ledit duc se courrouça, <pb xml:id="p247"/> dit-il.... et blâma fort
            cette trève, disant qu'il n'avait point cherché à faire passer les Anglais, pour besoin
            qu'il en eût..... et afin qu'ils connussent qu'il n'avait nul besoin de leur venue,
            qu'il ne prendroit trêve avec notre Roi, jusqu'à ce que le Roi d'Angleterre eût été
            trois mois de-là la mer&#160;: et, après ces paroles, part et s'en va de-là où il
            venait.</q> Ce temps présent me semble aussi brusque que l'incartade du duc. Le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> de l'historien <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice>-il la même chaleur, s'il s'<choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> contenté de dire, <hi rend="italic">après ces paroles, il partit et s'en
            alla&#160;?</hi></p>
        <p>Ce tableau, ajouta Euphorbe, peut faire le pendant de celui que Clément Marot nous a
          laissé dans l'épître, où il décrit à François I la <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice> dont son valet l'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> volé. Le présent dont il se sert, exprime très bien la précipitation d'un filou,
          à qui les <choice>
            <orig>momens</orig>
            <reg>moments</reg>
          </choice> sont précieux.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Finalement, de ma chambre il s'en va </l>
            <l>Droit à l'étable, ou deux chevaux trouva&#160;: </l>
            <l>Laisse le pire, et sur le meilleur monte&#160;; </l>
            <l>Pique, et s'en va.<note resp="editor">Clément Marot, « On dit bien vray, la maulvaise
                Fortune... », épître écrite en 1531&#160;; (voir <ref
                  target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>), épître XXV, p.
                171-176. Le passage cité par Bérardier correspond aux lignes 31 à 34. L’épître est
                souvent citée comme le modèle d’un poème narratif « naturel » et « gracieux ». Voir
                par exemple, les <hi rend="italic">Éléments de littérature</hi> (1787, article «
                Épître ») de Marmontel ou le <hi rend="italic">Lycée ou cours de littérature
                  ancienne et moderne</hi> (1798-1804) de La Harpe. Dans le onzième entretien,
                Bérardier cite une nouvelle fois l'épître de Marot (voir pages <ref
                  target="http://www.berardier.org/node/7#p635"
          >635-636</ref>).</note></l></q></p>
        <p>Ces changements de temps, ainsi que <pb xml:id="p248"/> ceux de nombres et de personnes,
          sont <choice>
            <orig>très-propres</orig>
            <reg>très propres</reg>
          </choice>, non seulement à donner de la vivacité à la narration, mais aussi à en bannir la
          monotonie, <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de langueur qui ne lui est que trop ordinaire.</p>
        <p>N'est-il pas encore, reprit Timagène, un moyen aussi efficace de produire ce double
          effet&#160;? Il consiste à supprimer les transitions et les liaisons, qui <choice>
            <orig>rallentissent</orig>
            <reg>ralentissent</reg>
          </choice> le discours lorsqu'elles se présentent trop fréquemment.<note resp="editor">Voir
            également les remarques dans le second entretien, pages 39-40.</note> Dans le second
          livre de l'<choice>
            <orig>Ænéide</orig>
            <reg><hi rend="italic">Énéide</hi></reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>Ænée</orig>
            <reg>Énée</reg>
          </choice> raconte à Didon, que dans le désordre subit de la prise de Troie, Panthée
          accourut à son palais, et il ajoute immédiatement, <q rend="italic">quo res summa loco
            Pantheu&#160;? quam prendimus arcem&#160;?</q><note resp="editor">Virgile, <hi
              rend="italic">Énéide</hi>, livre 2.</note> Où en sommes-nous, Panthée&#160;? quel
          poste occuperons-nous&#160;; N'est-il pas vrai que vous suppléez aisément, <hi
            rend="italic">je lui adressai la parole, je lui dis</hi>&#160;; et que vous <choice>
            <orig>sçavez</orig>
            <reg>savez</reg>
          </choice> bon gré au <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> d'avoir supprimé ces phrases traînantes&#160;? Est-il rien de plus léger que ce
          morceau de <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice>, dans la fable de la grenouille et du bœuf&#160;?</p>
        <note>desit&#160;: préciser références, édition de réf.</note>

        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">Regardez bien, ma sœur&#160;: </l>
            <l>Est-ce assez&#160;? dites-moi&#160;; n'y suis-je point encore&#160;? </l>
            <l><pb xml:id="p249"/> Nenni. M'y voici donc&#160;? Point du tout. M'y voilà&#160;? </l>
            <l>Vous n'en approchez point.<note resp="editor">La Fontaine, «&#160;La Grenouille qui
                se veut faire aussi grosse que le bœuf&#160;», dans&#160;: <hi rend="italic"
                  >Fables</hi> (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20"
                  >bibliographie</ref>, livre I, fable 3.</note></l></q></p>
        <p>Remplissez les <choice>
            <orig>vuides</orig>
            <reg>vides</reg>
          </choice> de ce dialogue par ces mots, <hi rend="italic">dit-elle, répondit-elle</hi>, et
          le récit devient aussi ridicule que les efforts de la grenouille.</p>
        <p>Vous voulez supprimer les liaisons, poursuivit Euphorbe, et moi je veux les multiplier.
          Un seul exemple suffira pour vous montrer, qu'on ajoute des grâces au récit par la simple
          répétition d'une conjonction. Rappelez-vous ces vers de Racine dans <choice>
            <orig>Esther</orig>
            <reg><hi rend="italic">Esther</hi></reg>
          </choice>.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>On égorge à la fois les enfants, les vieillards, </l>
            <l rend="indent">Et la sœur et le <choice>
                <orig>frere</orig>
                <reg>frère</reg>
              </choice>,</l>
            <l rend="indent">Et la fille et la <choice>
                <orig>mere</orig>
                <reg>mère</reg>
              </choice>...<note resp="editor">Racine, <hi rend="italic">Esther</hi> (1689), acte I,
                scène 5 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20"
                >bibliographie</ref>.</note></l></q></p>
        <p>Mettez à la place de cela, <hi rend="italic">la sœur, le frère, la fille, la mère</hi>,
          on n'est plus si vivement frappé.</p>
        <p>Voilà, interrompit Timagène, ce qui m'<choice>
            <orig>impatienteroit</orig>
            <reg>impatienterait</reg>
          </choice> volontiers. Comment concevoir que deux causes diamétralement opposées,
          produisent un même effet&#160;? Je suis moins surpris de voir couler d'une même source une
          eau froide et une eau bouillante.</p>
        <p><pb xml:id="p250"/> Pour calmer votre impatience, répartit Euphorbe, on peut dire, que
          l'effet ici n'est pas exactement le même. On retranche les liaisons, pour donner plus de
          rapidité au <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>, pour rendre la diction aussi vive que l'action, ou pour rassembler sous un seul <choice>
            <orig>coup-d'œuil</orig>
            <reg>coup d'œil</reg>
          </choice> un grand nombre d'objets, que la multitude des expressions <choice>
            <orig>rendroient</orig>
            <reg>rendraient</reg>
          </choice> trop isolés et moins capables, <choice>
            <orig>par-là</orig>
            <reg>par là</reg>
          </choice>, de faire impression. On les multiplie, pour fixer l'attention de l'esprit plus <choice>
            <orig>particuliérement</orig>
            <reg>particulièrement</reg>
          </choice> sur certains objets propres à l'intéresser et à l'émouvoir.</p>
        <p>J'entends, reprit Timagène&#160;: on se sert du premier artifice, lorsqu'il faut réunir
          les forces pour produire un grand effet. On emploie le second, lorsque chaque objet est
          assez puissant par lui-même pour ébranler, et qu'on veut lui conserver tout son avantage.
          Vous voyez que je rapproche toujours vos idées de celles qui me sont <choice>
            <orig>familieres</orig>
            <reg>familières</reg>
          </choice>&#160;; mais les rapports me paraissent ici fort justes, et je crois qu'ils
          donnent un nouveau jour à votre pensée.</p>
        <p>Assurément, poursuivit Euphorbe&#160;; et <choice>
            <orig>c'est-là</orig>
            <reg>c'est là</reg>
          </choice> le véritable but de toute comparaison, et le plus grand fruit qu'elle puisse
          produire.</p>
        <p><pb xml:id="p251"/>Comptez-vous donc pour rien, répliqua Timagène, l'ornement qu'elle
          ajoute au <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>&#160;? Est-il-rien de plus beau que la comparaison dont se sert <choice>
            <orig>Télemaque</orig>
            <reg>Télémaque</reg>
          </choice>, pour peindre le désordre et le trouble que l'amour <choice>
            <orig>portoit</orig>
            <reg>portait</reg>
          </choice> dans son <choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice>&#160;: <q rend="inline">Mon cœur, dit-il, enivré d'un folle passion, <choice>
              <orig>secouoit</orig>
              <reg>secouait</reg>
            </choice> presque toute pudeur&#160;; puis je me <choice>
              <orig>voyois</orig>
              <reg>voyais</reg>
            </choice> plongé dans un abîme de remords&#160;: pendant ce trouble, je <choice>
              <orig>courois</orig>
              <reg>courais</reg>
            </choice> errant çà et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu'un chasseur a
            blessée&#160;: elle court a travers de vastes forêts pour soulager sa douleur&#160;;
            mais la <choice><orig>fleche</orig><reg>flèche</reg></choice>, qui l'a percée dans le flanc,
            la suit partout&#160;; elle porte partout avec elle le trait meurtrier. Ainsi je <choice>
              <orig>courois</orig>
              <reg>courais</reg>
            </choice> en vain pour m'oublier moi-même, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> rien n'<choice>
              <orig>adoucissoit</orig>
              <reg>adoucissait</reg>
            </choice> la plaie de mon cœur.</q><note resp="editor">Fénelon, <hi rend="italic"
              >Les Aventures de Télémaque</hi> (1699/1995), livre IV, p. 87-88 (voir <ref
              target="/node/20">bibliographie)</ref>.</note> Si j'ai bonne mémoire, ce morceau est
          imité, ou pour mieux dire, traduit de Virgile, qui dit quelque part&#160;: </p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent"><note resp="author">Æn. 1. 4, v. 69.</note><hi rend="italic">Qualis
                conjecta cerva sagitta,</hi></l>
            <l><hi rend="italic">Quam procul incautam nemora inter Cressia fixit</hi></l>
            <l><hi rend="italic">Pastor agens telis, liquitque volatile ferrum</hi></l>
            <l><pb xml:id="p252"/>
              <hi rend="italic">Nescius&#160;; illa fuga silvas saltusque peragras</hi></l>
            <l><hi rend="italic">Dictœos&#160;: hœret lateri lethalis arundo.</hi></l>
          </q></p>
        <p>Ce n'est pas la seule occasion, reprit Euphorbe, où le prélat ait profité des
          comparaisons du <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> de Mantoue. Ce dernier <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> dit, en parlant de la mort d'Euryale,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><note resp="author">Æn. 1. 9, v. 435.</note><hi rend="italic">Purpureus veluti cum
                flos succisus aratro</hi></l>
            <l><hi rend="italic">Languescit moriens&#160;:</hi></l>
          </q></p>
        <p>Le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>François</orig>
            <reg>français</reg>
          </choice>, en décrivant la mort d'Idamante, emprunte la même idée. <q rend="inline"
            >Tel qu'un beau lis au milieu des champs<choice>
              <orig>,</orig>
              <reg/>
            </choice> coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue<choice>
              <orig>, languit</orig>
              <reg> languit,</reg>
            </choice>
            <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ne se soutient plus<choice>
              <orig>&#160;;</orig>
              <reg>,</reg>
            </choice> il n'a point encore perdu cette vive blancheur<choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>, et</reg>
            </choice> cet éclat qui charme les yeux<choice>
              <orig>&#160;; mais</orig>
              <reg>. Mais</reg>
            </choice> la terre ne le nourrit plus, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> sa vie est éteinte<choice>
              <orig>&#160;: ainsi</orig>
              <reg>. Ainsi</reg>
            </choice> le fils d'Idomenée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné
            dès son premier âge.</q><note resp="editor">Fénelon, <hi rend="italic">Les Aventures
              de Télémaque</hi> (1699/1995), livre V, p. 100 (voir <ref target="/node/20"
              >bibliographie)</ref>.</note> Vous voyez que le <choice>
            <orig>françois</orig>
            <reg>français</reg>
          </choice> n'est que la paraphrase du latin. Au reste, je conviens volontiers avec vous,
          que les comparaisons sont un<note>Desit: indexer périphrases.</note>
          <pb xml:id="p253"/> des plus beaux <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> du récit, pourvu que vous <choice>
            <orig>reconnoissiez</orig>
            <reg>reconnaissiez</reg>
          </choice> aussi que leur agrément dépend du nouveau jour qu'elles donnent aux pensées.
          C'est ce qui rend si nécessaire à toute comparaison, la justesse. Sans cette qualité, elle
          embarasse l'esprit loin de l'éclairer&#160;; et <choice>
            <orig>dès-lors</orig>
            <reg>dès lors</reg>
          </choice> elle ne peut plaire. Il ne faut pas même qu'elle soit puisée dans des objets
          trop éloignés, difficiles et peu connus. Sa fin est d'éclaircir ma vue&#160;: qu'en
          penserai-je, si elle répand elle-même un nuage devant mes <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice>&#160;? Une belle comparaison emprunte des couleurs <choice>
            <orig>étrangeres</orig>
            <reg>étrangères</reg>
          </choice>, pour mieux exprimer des traits qu'on eût désespéré de bien rendre sans ce
          secours&#160;; et la variété de ces divers tableaux a toujours des charmes. Le sublime
          Bossuet a souvent recours à ce moyen, pour donner à son <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> une force qui réponde à la grandeur de ses idées. <choice>
            <orig>Pouvoit</orig>
            <reg>Pouvait</reg>
          </choice>-il mieux nous faire concevoir la fermeté inébranlable de La Reine d'Angleterre,
          que par cette <choice>
            <sic>compaparaison</sic>
            <corr>comparaison</corr>
          </choice>, aussi juste qu'elle est noble. <q rend="inline">Comme une colonne, dont la
            masse solide paraît le plus ferme appui d'un temple ruineux, lorsque ce grand édifice
            qu'elle soutenait, fond sur elle, sans l'abattre&#160;; ainsi la Reine se montre <pb
              xml:id="p254"/> le ferme soutien de l'état, lorsqu'après en avoir longtemps porté le
            faix, elle n'est pas même courbée sous sa chute.</q> Je ne <choice>
            <orig>sçais</orig>
            <reg>sais</reg>
          </choice> si vous remarquez ici, comme moi, quelque chose de négligé, peut-être même de
          rude, dans l'expression. Ce morceau est pourtant de la plus grande beauté. C'est que les
          seuls objets suffisent pour nous frapper et nous ravir. On est vraiment grand, quand on
          l'est ainsi par soi-même. Cette idée a beaucoup de rapport avec celle de <choice>
            <orig>Séneque</orig>
            <reg>Sénèque</reg>
          </choice>, qui compare un grand homme dans sa <choice>
            <orig>chûte</orig>
            <reg>chute</reg>
          </choice>, avec ces temples démolis, dont les personnes religieuses <choice>
            <orig>réverent</orig>
            <reg>révèrent</reg>
          </choice> jusqu'aux ruines. <q rend="italic">Si magnus vir cecidit.... non magis illum
            contemni (respondebo) quam cum œdium sacrarum ruinœ calcantur, quas religiosi œque ac
            stantes adorant.</q>
          <note resp="author">Lib. de consol. ad Helviam, cap. 13.</note></p>
        <p>Dans ces deux exemples, poursuivit Timagène, je trouve quelque chose de plus que de la
          justesse. J'y vois des rapports naturels, et une comparaison qui n'est point amenée de
          trop loin. Qui eût jamais imaginé, par exemple, de comparer <pb xml:id="p255"/> la mort
          avec Tarquin le superbe, comme le fait Strada dans son histoire, lorsqu'il dit, à l'an
            1559&#160;:<note resp="author"><q rend="italic">Plane ut ea tempestate mors
              demetendo majorum gentium capita atque hominum apices, superbum illum summa papavera
              decutientem imitari visa sit.</q>.</note>
          <q rend="inline">Dans ce temps, la mort, en moissonnant tant d'hommes distingués par
            leur rang et par leur naissance, sembla imiter Tarquin, lorsqu'il abattait la tête des
            pavots de son jardin.</q> Le même auteur, dans un autre endroit fait usage d'une
          comparaison encore moins juste que celle-là, et qui ne me semble pas moins
            alambiquée.<note resp="author"><q rend="italic">Adeo non ex vano observatum curœ
              esse Deo principum vitam&#160;; quasi non magis cordi in homine, quam imperatori in
              excrcitu, novissimum mori datum sit.</q> De bello Belg. Dec. 2. lib.
            3.</note><q rend="inline">Tant il est vrai, dit-il, comme on l'a observé, que Dieu
            prend un soin particulier de la vie des princes, comme si c'<choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> le <choice>
              <orig>privilége</orig>
              <reg>privilège</reg>
            </choice> du général dans une armée, ainsi que du cœur dans le corps humain, de mourir
            le dernier.</q> Je me rappelle d'avoir lu dans une <choice>
            <orig>piece</orig>
            <reg>pièce</reg>
          </choice> de vers sur la bataille de <choice>
            <orig>Fontenoi</orig>
            <reg>Fontenay</reg>
          </choice>,<pb xml:id="p256"/> donnée par un <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> qui vit encore, deux comparaisons bien différentes de celles-là, et qui m'ont
          paru de la plus grande justesse. Dans la <choice>
            <orig>premiere</orig>
            <reg>première</reg>
          </choice>, le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> déplore ainsi le malheur de la Flandre&#160;:</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>De meurtres affamé le démon des batailles</l>
            <l>De ses barbares mains déchire tes entrailles&#160;: </l>
            <l>Pour nourrir sa fureur tu renais chaque jour&#160;; </l>
            <l>Et ton sort est pareil au destin déplorable </l>
            <l rend="indent">De ce fameux coupable, </l>
            <l>Immortel aliment de l'avide vautour.</l>
          </q></p>
        <p>Dans la seconde, il console cette même province, par l'espérance des biens que cette
          guerre va lui procurer, et il se réprend ainsi&#160;:</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Que dis-je&#160;? Contre toi quand Louis se déclare, </l>
            <l>Sensible à tes malheurs, sa bonté les répare&#160;: </l>
            <l>Tu devras ton bonheur à son bras irrité. </l>
            <l>C'est ainsi que le nil franchissant son rivage, </l>
            <l rend="indent">Dans les champs qu'il ravage </l>
            <l>Répand le germe heureux de leur fécondité.</l>
          </q></p>
        <p>Ces applications sont, assurement, des plus heureuses. Elles ont même un <pb
            xml:id="p257"/> autre mérite, dont nous n'avons point encore parlé&#160;; c'est leur
          noblesse. Notre bon évêque de Crémone, Jérôme Vida, n'a pas oublié dans sa <choice>
            <orig>poëtique</orig>
            <reg><hi rend="italic">Poétique</hi></reg>
          </choice>, de remarquer cette qualité de la comparaison. Selon lui<note resp="author"
            >Poet. lib. 2.</note>, quoiqu'on puisse y faire jouer un rôle à certains insectes, tels
          que les abeilles et les fourmis, il ne convient point d'y employer des animaux, qui ont
          quelque chose de vil et de méprisable par eux-mêmes. <choice>
            <orig>A</orig>
            <reg>À</reg>
          </choice> cette occasion, il ne ménage point le divin <choice>
            <orig>Homere</orig>
            <reg>Homère</reg>
          </choice>. Sans le nommer, il lui reproche d'avoir comparé un des héros <choice>
            <orig>Grecs</orig>
            <reg>grecs</reg>
          </choice> dans sa retraite, à ce quadrupede patient et entêté, dont le nom est l'<choice>
            <orig>emblême</orig>
            <reg>emblème</reg>
          </choice> de l'ignorance et de la stupidité<note resp="author">Il. lib. 2. v. 557.</note>.
          Il remarque que Virgile, dans la même conjoncture, nous peint plus noblement Turnus, sous
          l'idée d'un lion forcé par les chasseurs de reculer<note resp="author">Æn. lib. 9.</note>.
          Je vous avoue que sa critique ne me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> pas trop déraisonnable.</p>
        <p>Dussiez-vous m'accuser, reprit Euphorbe, d'être partisan d'<choice>
            <orig>Homere</orig>
            <reg>Homère</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>jusques</orig>
            <reg>jusque</reg>
          </choice>
          <pb xml:id="p258"/> dans ses défauts, j'essaierai de l'excuser, même en admettant le
          principe établi par votre prélat, que la comparaison doit avoir de la noblesse. Il y a une
          bassesse qui vient de la nature des choses, et une autre qui n'est fondée que sur
          l'opinion. Cette <choice>
            <orig>derniere</orig>
            <reg>dernière</reg>
          </choice> varie selon les temps et les lieux. Dans le <choice>
            <orig>siécle</orig>
            <reg>siècle</reg>
          </choice> où <choice>
            <orig>écrivoit</orig>
            <reg>écrivait</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Homere</orig>
            <reg>Homère</reg>
          </choice>, les hommes n'<choice>
            <orig>estimoient</orig>
            <reg>estimaient</reg>
          </choice> encore les objets qu'à proportion de leur utilité, et non de leur éclat. Suivant
          cette <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice>, l'animal employé dans la comparaison du <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> grec, loin d'être méprisable, <choice>
            <orig>devoit</orig>
            <reg>devait</reg>
          </choice> tenir un rang distingué parmi ses semblables. Cela devient encore plus sensible,
          quand on réfléchit qu'<choice>
            <orig>Homere</orig>
            <reg>Homère</reg>
          </choice>, quatre vers plus haut, <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> comparé le même Ajax, dans la même circonstance, au roi des animaux. Il ne <choice>
            <orig>pensoit</orig>
            <reg>pensait</reg>
          </choice> donc pas que l'un fût plus ignoble que l'autre&#160;: il <choice>
            <orig>trouvoit</orig>
            <reg>trouvait</reg>
          </choice> seulement les rapports plus parfaits dans le dernier. Du temps de Virgile, les
          idées, comme les mœurs, <choice>
            <orig>étoient</orig>
            <reg>étaient</reg>
          </choice> changées déjà. Il a dû se plier à la façon de penser de ses lecteurs.</p>
        <p>En vérité, répliqua Timagène, Madame Dacier n'<choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> pas mieux défendu le chantre d'Achille.<note>Desit: Note sur Dacier</note> Mais
          permettez-moi ici une réflexion, que je ne crois <pb xml:id="p259"/> pas déplacée. Je
          rencontre fort peu de comparaisons dans les bons historiens anciens et modernes. D'où
          vient, s'il vous plaît, sont-ils<note resp="editor">C'est-à-dire, 'Pourquoi
            sont-ils...'.</note> si avares de cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de richesse&#160;?</p>
        <p>La marche de l'histoire, répondit Euphorbe, est toujours sage et modeste&#160;; et la
          comparaison n'ayant d'autre effet que de donner plus d'éclat, ou plus de nerf à la pensée,
          elle porte avec elle un air de prétention, qui s'accorde rarement avec la gravité de ce
          genre d'écrire. On passe à un jeune militaire un équipage, qui <choice>
            <orig>siéroit</orig>
            <reg>siérait</reg>
          </choice> mal à un ancien magistrat. Par cette raison, les comparaisons sont plus
          fréquentes et figurent mieux dans la narration <choice>
            <orig>poëtique</orig>
            <reg>poétique</reg>
          </choice>, que dans les récits en prose.</p>
        <p>Mais, reprit Timagène, dans ceux-ci on admet souvent le <choice>
            <orig>parallele</orig>
            <reg>parallèle</reg>
          </choice>, qui n'est qu'une comparaison continuée.</p>
        <p>D'accord, répartit Euphorbe&#160;; mais, dans le premier, l'utilité l'emporte sur
          l'agrément&#160;; et, dans la seconde, l'agrément sur l'utilité. Si vous y faites
          attention, vous verrez que le <choice>
            <orig>parallele</orig>
            <reg>parallèle</reg>
          </choice> tient beaucoup du portrait et du <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice>. Que se propose, en effet, l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>, dans ces comparaisons suivies&#160;? De donner une <choice>
            <orig>connoissance</orig>
            <reg>connaissance</reg>
          </choice> claire et parfaite d'un objet, <pb xml:id="p260"/> par sa ressemblance, ou sa
          différence avec un autre. Ce sont, à proprement parler, deux portraits qu'il rapproche <choice>
            <sic>&amp; &amp;</sic>
            <corr>et</corr>
          </choice><note resp="editor">Dédoublement de l'ampersant dans l'édition originale, sans
            doute en lien avec de la fin de la ligne qui se trouve à cet endroit.</note> qui se
          communiquent mutuellement une nouvelle <choice>
            <orig>lumiere</orig>
            <reg>lumière</reg>
          </choice>. Le <choice>
            <orig>parallele</orig>
            <reg>parallèle</reg>
          </choice> a donc les mêmes droits que le portrait, puisqu'il procure les mêmes avantages.
          En conséquence, nos bons <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice> en fournissent plusieurs modèles. Tel est celui du <choice>
            <orig>Roi</orig>
            <reg>roi</reg>
          </choice> de <choice>
            <orig>Suéde</orig>
            <reg>Suède</reg>
          </choice> et de Pierre-le-Grand, dans <choice>
            <orig>la vie de Charles XII</orig>
            <reg><hi rend="italic">La Vie de Charles XII</hi></reg>
          </choice>.<note resp="editor"><hi rend="italic">L'Histoire de Charles XII, roi de
              Suède</hi>, comme est le titre exact, est un ouvrage de Voltaire datant de 1730 (voir
              <ref target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note>
          <q rend="inline">Charles était illustre par neuf années de victoires, Pierre
            Alexiowitz, par neuf années prises pour former des troupes égales aux troupes
            Suédoises&#160;; l'un, glorieux d'avoir donné des Etats, l'autre, d'avoir civilisé les
            siens&#160;; Charles, aimant les dangers, et ne combattant que pour la gloire,
            Alexiowitz, ne fuyant point les périls, et ne faisant la guerre que pour ses
            intérêts&#160;; le monarque Suédois, libéral par grandeur d'ame, le Moscovite, ne
            donnant jamais que par quelque vue&#160;; celui-là, d'une sobriété et d'un continence
            sans exemple, d'un naturel magnanime, et qui n'avait été barbare qu'une fois&#160;;
            celui-ci, n'ayant pas dépouillé la rudesse de son éducation et de son pays, aussi
            terrible à ses sujets qu'admirable <pb xml:id="p261"/> aux étrangers, et trop adonné à
            des excès qui ont même abrégé ses jours. Charles avait le titre d'Invincible, qu'un
            moment pouvait lui ôter&#160;: les nations avaient déjà donné à Pierre Alexiowitz le nom
            de Grand, qu'une défaite ne pouvait lui faire perdre, parce qu'il ne le devait pas à des
            victoires.</q> Vous m'avouerez que ces traits ainsi opposés et réunis dans un même
          tableau, deviennent plus <choice>
            <orig>saillans</orig>
            <reg>saillants</reg>
          </choice>, et nous donnent une idée plus nette des personnages qu'on veut nous faire <choice>
            <orig>connoître</orig>
            <reg>connaître</reg>
          </choice>.</p>
        <p>L'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> qui vous a fourni ce <choice>
            <orig>parallele</orig>
            <reg>parallèle</reg>
          </choice>, continua Timagène, nous en a donné un autre dans <choice>
            <orig>la Henriade</orig>
            <reg><hi rend="italic">La Henriade</hi></reg>
          </choice>, qui m'a toujours paru bien frappé. C'est celui des deux fameux ministres,
          Richelieu et Mazarin.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><note resp="author">Henr. ch. 7.</note>Richelieu, grand, sublime, implacable
              ennemi&#160;; </l>
            <l>Mazarin souple, adroit et dangereux ami&#160;: </l>
            <l>L'un fuyant avec art, et cédant à l'orage&#160;; </l>
            <l>L'autre, aux flots irrités opposant son courage&#160;: </l>
            <l>Des princes de mon sang ennemis déclarés&#160;:</l>
            <l><pb xml:id="p262"/> Tous deux haïs du peuple, et tous deux admirés&#160;: </l>
            <l>Enfin par leurs efforts ou par leur industrie </l>
            <l>Utiles à leurs rois, cruels à la patrie.<note resp="editor">On trouve dans
                l'original, ici, et contrairement à la pratique dans le reste du texte, des
                guillemets suivis dans une citation de vers.</note></l>
          </q></p>
        <p>J'admire, avec vous, répartit Euphorbe, la richesse et l'exactitude de ce <choice>
            <orig>parallele</orig>
            <reg>parallèle</reg>
          </choice>&#160;; mais, en vérité, je ne <choice>
            <orig>sçaurais</orig>
            <reg>saurais</reg>
          </choice> vous passer le dernier vers. Il me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> choquer toutes les idées reçues. Que veut dire, être utile à son roi, et cruel à
          sa patrie&#160;? Quand il s'agit des devoirs, roi, état, patrie, sont des termes <choice>
            <sic>synonimes</sic>
            <corr>synonymes</corr>
          </choice>. Un royaume est une grande famille, dont le souverain est le <choice>
            <orig>pere</orig>
            <reg>père</reg>
          </choice>&#160;; et, comme tel, il en est le représentant et en <choice>
            <orig>posséde</orig>
            <reg>possède</reg>
          </choice> tous les droits. Voilà la source de l'obligation où sont les sujets de donner
          leur vie pour leur souverain. S'il <choice>
            <orig>cessoit</orig>
            <reg>cessait</reg>
          </choice> de l'être, cette obligation ne <choice>
            <orig>subsisteroit</orig>
            <reg>subsisterait</reg>
          </choice> plus, parce qu'il ne <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> plus un même objet avec la patrie, qui a sur nous des droits naturels et
          inviolables. Au reste, quoi qu'il en soit de cette question, elle n'excuse point votre <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>. Par malheur pour lui, il s'agit dans l'endroit que nous discutons de deux
          princes, dont l'un a mérité de la postérité le surnom de Juste, et l'autre, celui <pb
            xml:id="p263"/> de Grand. Si l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> eût dit&#160;; utiles aux tyrans, cruels à la patrie, la pensée <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> blessé la vérité de l'histoire&#160;; mais elle <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> été plus aisée à concevoir. D'ailleurs, la plupart des <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice> qui ont parlé de ces deux grands ministres, nous en ont laissé une idée bien
          différente. Sans dissimuler leurs vices, ils louent leurs projets, et les services qu'ils
          ont rendus à l'état. Amelot de La Houssaye n'<choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> pas prodigue de louanges, vous le <choice>
            <orig>sçavez</orig>
            <reg>savez</reg>
          </choice>. Voici ce qu'il dit du cardinal de Richelieu, dans ses notes sur Tacite.<note
            resp="author">Ann. de Tac. l. 6.</note>
          <q rend="inline">Qu'un ministre soit <choice>
              <sic>ambibieux</sic>
              <corr>ambitieux</corr>
            </choice>, jaloux, vindicatif, et quelquefois trop rigoureux, ainsi qu'on l'a reproché à
            M. le cardinal de Richelieu, il sera néanmoins digne de ce poste, et même préférable à
            tout autre, s'il a toutes les qualités qu'avait ce ministre, l'intelligence, la fermeté,
            la vigilance, l'activité, le discernement des esprits, la prévoyance, enfin la même
            promptitude à récompenser les services rendus à l'état, qu'à punir, sans miséricorde,
            les trahisons, les conspirations, les révoltes et les autres crimes <pb xml:id="p264"/>
            de lèse-majesté.</q> Dans la <choice>
            <orig>vie de Louis XIII</orig>
            <reg><hi rend="italic">Vie de Louis XIII</hi></reg>
          </choice>, par le <choice>
            <orig>P.</orig>
            <reg>Père</reg>
          </choice> Griffet<note resp="author">Troisième vol. an. 1642.</note>, vous trouverez, sur
          le <choice>
            <orig>ministere</orig>
            <reg>ministère</reg>
          </choice> de ce fameux cardinal, le suffrage de deux hommes éclairés dans cette <choice>
            <orig>matiere</orig>
            <reg>matière</reg>
          </choice>. L'un est le comte-duc d'Olivarès, qui avoua à l'ambassadeur de France <q
            rend="inline">avoir souvent déclaré au Roi d'Espagne, que son plus grand malheur venait
            de ce que le Roi de France avait le plus habile ministre qui eût paru depuis mille ans
            dans la chrétienté&#160;; et, que pour lui, il consentirait volontiers, que l'on
            imprimât tous les jours des bibliothèques entières contre lui, pourvu que les affaires
            de son maître fussent aussi bien conduites que celles du Roi très chrétien.</q> Le
          second, est le Tzar Pierre-le-Grand, qui à la vue du tombeau de ce ministre s'écria&#160;:
            <q rend="inline">Grand homme, si tu étais encore vivant, je te donnerais tout à
            l'heure la moitié de mon empire, à condition que tu m'apprendrais à gouverner
            l'autre.</q> De pareils éloges laissent-ils soupçonner que Richelieu ait été
          nuisible à la France&#160;? Ce <pb xml:id="p265"/> qu'en dit le président Hénault, est
          encore plus décisif.<note resp="author">Abr. Chr. an. 1642.</note>
          <q rend="inline">Qu'il puisse y avoir un homme, né assez grand et assez ennemi de
            lui-même pour s'occuper tout entier de l'administration d'un royaume, où il est
            également craint et de celui qu'il sert et de ceux qu'il soumet&#160;; en vérité, c'est
            un problème qu'il n'appartient qu'aux passions de résoudre, ou un amour du bien public
            fort au-dessus de l'humanité.</q> Venons au cardinal Mazarin. L'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> de <choice>
            <orig>la vie de Louis XIV</orig>
            <reg><hi rend="italic">La Vie de Louis XIV</hi></reg>
          </choice> termine ainsi le portrait de ce ministre étranger.<note resp="author">Reboulet,
            troisième vol. p. 262.</note>
          <q rend="inline">Les personnes sensées le regrettèrent sincèrement et de bonne foi,
            comme un homme qui avait rendu de très grands services à l'état, et dans lequel, à tout
            prendre, il y avait beaucoup plus de bien, que de mal.</q> Enfin M. de Fénelon fait,
          en un seul trait, la critique la plus juste et l'éloge le plus vrai de ces deux hommes
          illustres, lorsqu'il met ces mots dans la bouche du cardinal de Richelieu, parlant au
          cardinal Mazarin dans les <choice>
            <orig>champs Elisées</orig>
            <reg>Champs-Élysées</reg>
          </choice>&#160;: <pb xml:id="p266"/><note resp="author">Dialogue des morts.</note><q
            rend="inline">Nous servions tous deux l'état&#160;: en le servant, nous voulions l'un et
            l'autre tout gouverner.</q> Dans tout cela, je vois de l'ambition et d'autres vices
          condamnables&#160;; mais je n'y vois point de cruauté envers la patrie.</p>
        <p>Peut-être, interrompit Timagène, le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> veut-il dire seulement par ces expressions, que tous deux ils <choice>
            <orig>abaisserent</orig>
            <reg>abaissèrent</reg>
          </choice> les grands, et qu'ils furent haïs du peuple.</p>
        <p>Tenir les grands dans les bornes légitimes, répondit Euphorbe, c'est assurer la
          tranquillité de l'état&#160;; et un homme sensé ne prend point pour <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice> la haine d'un peuple aveugle, qui souvent déchire la main qui le défend, et
          bénit celle qui l'opprime, en le flattant.</p>
        <p>Pour le coup, reprit Timagène, vous vous échauffez à votre tour, et jusqu'à vous écarter
          de l'objet de notre conversation. Je suis bien aise de voir que vous me ressembliez
          quelquefois.</p>
        <p>Il est vrai, répartit Euphorbe, je suis <choice>
            <orig>François</orig>
            <reg>Français</reg>
          </choice>&#160;: j'aime mon souverain&#160;; et je ne puis me persuader que l'aimer, ce ne
          soit pas aimer ma patrie. <choice>
            <orig>C'est-là</orig>
            <reg>C'est là</reg>
          </choice> ce qui m'a un peu indisposé contre les vers que vous m'avez récités, quelque
          mérite qu'ils aient d'ailleurs&#160;: car l'exactitude <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <pb xml:id="p267"/> la délicatesse des sentiments l'emporteront toujours sur les grâces du <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> et sur le brillant des pensées. Ces <choice>
            <orig>dernieres</orig>
            <reg>dernières</reg>
          </choice> sont cependant un des plus beaux <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> du récit. Elles enrichissent la diction, réveillent l'attention, et préviennent
          le dégoût et l'ennui. La belle verdure de ce <choice>
            <orig>boullaingrain</orig>
            <reg>boulingrin</reg>
          </choice><note resp="editor">C'est un parterre gazonné dans un jardin</note>
          <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> moins agréable à l'<choice>
            <orig>œuil</orig>
            <reg>œil</reg>
          </choice>, sans ces milliers de fleurs dont elle est émaillée.</p>
        <p>Je crois, dit alors Timagène en riant, que vous devez être content de nous sur ce point.
          Tous nos écrits sont abondamment pourvus de pensées brillantes&#160;: on en trouve jusques
          dans les annonces des livres. Nous en faisons commerce, et nous ne donnons point lieu de
          craindre la banqueroute.</p>
        <p>Ce commerce a pourtant ses dangers, reprit Euphorbe&#160;: on court de grands risques, si
          on les prodigue inutilement et sans goût. Dans tel endroit une pensée délicate figure
          bien, où une pensée grande et noble <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> déplacée&#160;: celui-là en veut de naturelles et de simples. Il est même des
          récits qui n'en admettent que d'une ou de deux <choice>
            <orig>especes</orig>
            <reg>espèces</reg>
          </choice>, et rejettent les autres.</p>
        <p>Les pensées délicates, dont vous venez de parler, poursuivit Timagène, si <pb
            xml:id="p268"/> je ne me trompe, sont celles qui renferment un grand sens en peu de
          mots, et qui font concevoir à l'esprit plus d'objets qu'elle n'en expriment&#160;; par
          exemple, ce vers de Virgile si connu,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><note resp="author">Faute pardonnable, si les Dieux des enfers savaient pardonner.<hi
                  rend="italic">4. lib. Georg.</hi></note><hi rend="italic">Ignoscenda quidem,
                scirent si ignoscere manes.</hi></l>
          </q></p>
        <p>Ce seul vers produit en nous la compassion pour Orphée, la terreur par rapport aux Dieux,
          et nous fait conclure, qu'il n'est point de faute <choice>
            <orig>légere</orig>
            <reg>légère</reg>
          </choice>, quand il s'agit de leur désobéir.</p>
        <p>Vous pourriez ajouter à cette pensée, répartit Euphorbe, celle de M. de la <choice>
            <orig>Rochefoucaud</orig>
            <reg>Rochefoucauld</reg>
          </choice>, lorsqu'il dit dans ses maximes, <q rend="italic">que le soleil et la mort
            ne se peuvent regarder fixement.</q> Ne concevez-vous pas, dans cette seule phrase,
          que, d'un côté, les feux <choice>
            <orig>éclatans</orig>
            <reg>éclatants</reg>
          </choice> du soleil blessent notre prunelle&#160;; que, de l'autre, le spectre hideux de
          la mort jette l'horreur et l'effroi dans notre <choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice>&#160;; mais que, comme l'aigle arrête un <choice>
            <orig>œuil</orig>
            <reg>œil</reg>
          </choice> immobile sur l'astre du jour, aussi quelques <pb xml:id="p269"/>
          <choice>
            <orig>ames</orig>
            <reg>âmes</reg>
          </choice> privilégiées voient avancer le trépas, sans s'<choice>
            <orig>allarmer</orig>
            <reg>alarmer</reg>
          </choice>. Je <choice>
            <orig>sçais</orig>
            <reg>sais</reg>
          </choice> que les rapports ici ne sont pas <choice>
            <orig>tout-à-fait</orig>
            <reg>tout à fait</reg>
          </choice> exacts&#160;; mais ce léger défaut ne nuit point à la fécondité de la
          pensée.</p>
        <p>Je ne vois rien de plus délicat, répliqua Timagène, que la réponse d'un paysan à Louis
          XIV, rapportée par Rousseau, dans son Ode au comte de <choice>
            <orig>Sinzindorf</orig>
            <reg>Sinzendorf</reg>
          </choice>.<note resp="editor">Il s'agit d'une ode écrite par Jean-Baptiste Rousseau pour
            Philipp Ludwig Wenzel von Sinzendorf, comte de Sinzendorf-Neuburg (1671-1742),
            ambassadeur d’Autriche en France sous Louis XIV.</note> Vous rappelleriez-vous les
          vers&#160;? ils m'ont échappé.</p>
        <p>Oui, répondit Euphorbe&#160;: les voici.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Ecoutez la leçon d'un Socrate sauvage, </l>
            <l rend="indent">Faite au plus puissant de nos rois. </l>
            <l>Pour la troisième fois du superbe Versailles </l>
            <l>Il faisait aggrandir le parc délicieux&#160;: </l>
            <l>Un peuple harasse, de ses vastes murailles </l>
            <l rend="indent">Creusait le contour spacieux. </l>
            <l>Un seul contre un vieux chêne appuyé, sans mot dire </l>
            <l>Semblait à ce travail ne prendre aucune part&#160;: </l>
            <l>A quoi rêves-tu là&#160;? dit le prince. Hélas, Sire, </l>
            <l rend="indent">Répond le champêtre vieillard, </l>
            <l>Pardonnez&#160;; je songeais que de votre héritage </l>
            <l>Vous avez beau vouloir élargir les confins&#160;: </l>
            <l><pb xml:id="p270"/> Quand vous l'aggrandiriez trente fois davantage, </l>
            <l rend="indent">Vous aurez toujours des voisins.</l>
          </q></p>
        <p>Quelle foule de reflexions, s'écria Timagène, offre à l'esprit ce seul dernier vers, sur
          la vaine gloire des princes, sur ses effets par rapport aux peuples, sur l'inutilité de
          leur luxe et sur leur faiblesse au milieu de tant de puissance&#160;!</p>
        <p>Cette pensée, reprit Euphorbe, joint à la délicatesse un autre avantage. Elle est
          naturelle&#160;; et la simplicité de l'expression met cette belle nature dans tout son
            jour.<note>Desit: Commenter belle nature.</note> C'est surtout dans les anciens que nous
          en trouvons de ce genre. Ils <choice>
            <orig>cherchoient</orig>
            <reg>cherchaient</reg>
          </choice> moins l'esprit, et <choice>
            <orig>par-là</orig>
            <reg>par là</reg>
          </choice> ils <choice>
            <orig>arrivoient</orig>
            <reg>arrivaient</reg>
          </choice> plus sûrement à la perfection. J'admire toujours cette réflexion de Tite-Live, à
          l'occasion de Brutus qui condamne à mort ses enfants <note resp="author">Qui spectator
            erat amovendus, eum ipsum fortuna exactorem supplicii dedit. <hi rend="italic">T. Liv.
              Dec. I. lib. 2.</hi></note>&#160;: <q rend="inline">la fortune voulut qu'il
            ordonnat un supplice, dont il n'aurait pas dû être même le spectateur.</q> Nous
          trouvons dans <pb xml:id="p271"/> notre <choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice> un témoin qui applaudit à la vérité de cette pensée&#160;: et c'est là la pierre
          de touche du naturel. L'affectation est le vice le plus opposé à cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de mérite. Elle nous conduit aux pensées froides et recherchées. On veut dire
          quelque chose de singulier, et on tombe dans le ridicule&#160;: témoin cette pensée du <choice>
            <orig>cardinal de Rets</orig>
            <reg>cardinal de Retz</reg>
          </choice><note resp="author">Mém. chant. 2.</note>, <q rend="inline">Vous ne serez pas
            surprise de ce qu'on le fut de la prison de M. de Beaufort&#160;;</q> et cette autre
          du Tasse, qui dit des pleurs d'Armide&#160;:<note resp="author">Jer. déliv. chant.
            4.</note>
          <q rend="inline">Ces larmes, quoique froides et humides, produisirent un effet pareil
            à celui de la flamme&#160;: elles embrasèrent le cœur de mille guerriers. L'amour est
            fécond en prodiges&#160;: il fait brûler dans l'onde, et tirer des flammes de la
            glace.</q> Fût-il jamais rien de plus froid que tout cela&#160;?</p>
        <note>Desit:ref.</note>

        <p>Cette <choice>
            <orig>derniere</orig>
            <reg>dernière</reg>
          </choice> idée, répliqua Timagène, a bien du rapport avec celle d'un <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>François</orig>
            <reg>français</reg>
          </choice>, qui dit de <choice>
            <orig>S.</orig>
            <reg>Saint</reg>
          </choice> Louis lorsqu'il débarqua près de Damiette&#160;;</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><pb xml:id="p272"/> Louis impatient saute de son vaisseau&#160;: </l>
            <l>Le beau feu de son cœur lui fait mépriser l'eau.</l>
          </q></p>
        <p><choice>
            <orig>C'est-là</orig>
            <reg>C'est là</reg>
          </choice>, à coup sûr, du <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> précieux&#160;; et j'aime bien mieux cette pensée de <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice>, en parlant d'un mort qu'on <choice>
            <orig>alloit</orig>
            <reg>allait</reg>
          </choice> mettre en terre&#160;;</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><choice>
                <orig>.....</orig>
                <reg>...</reg>
              </choice>Vêtu d'une robe, hélas, qu'on nomme bière, </l>
            <l rend="indent">Robe d'hiver, robe d'été,</l>
            <l rend="indent">Que les morts ne dépouillent guère.</l>
          </q></p>
        <p>Voilà, sans contredit, du naturel et du vrai. Mais vous venez de dire, il n'y a qu'un
          moment, que certains récits n'<choice>
            <orig>admettoient</orig>
            <reg>admettaient</reg>
          </choice> pas toutes sortes de pensées. Il me semble néanmoins que les exemples qui se
          sont présentés à notre esprit, sont à peu près dans tous les genres.</p>
        <p>Aussi est-il vrai, repartit Euphorbe, que les pensées naturelles et délicates sont <choice>
            <orig>bien venues</orig>
            <reg>bienvenues</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>par-tout</orig>
            <reg>partout</reg>
          </choice>. Il n'en est pas de même de celles qui sont nobles et grandes. Comme elles
          doivent être proportionnées à la matière<note resp="editor">Ailleurs dans l'<hi
              rend="italic">Essai sur le récit</hi>, même dans cet entretien (par exemple page <ref
              target="/node/29?#285">285</ref>), Bérardier omet l'accent dans 'matière'.</note>
          qu'on traite, elles ne trouvent point de place dans les récits badins, simples, ou <choice>
            <orig>plaisans</orig>
            <reg>plaisants</reg>
          </choice>, tels que ceux de la fable, de la conversation, de la comédie, et autres
          semblables.</p>
        <p><pb xml:id="p273"/> Je ne <choice>
            <orig>reconnois</orig>
            <reg>reconnais</reg>
          </choice> plus le sage et naïf <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice>, lorsqu'en parlant de deux <choice>
            <orig>chevres</orig>
            <reg>chèvres</reg>
          </choice> qui s'obstinent à passer ensemble sur un pont trop étroit, il ajoute,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Je m'imagine voir avec Louis-le-Grand, </l>
            <l rend="indent">Philippe quatre qui s'avance </l>
            <l rend="indent">Dans l'isle de la Conférence.</l>
          </q></p>
        <p>Prodiguer ces grandes idées pour un objet aussi mince, c'est revêtir un nain de l'armure
          d'un géant.</p>
        <p>Vous ne porterez pas, sans doute, le même jugement, poursuivit Timagène, d'une autre
          réflexion du même fabuliste, lorsqu'au sujet d'une <choice>
            <sic>poulle</sic>
            <corr>poule</corr>
          </choice> qui mit la discorde entre deux coqs, il s'écrie,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Amour, tu perdis Troye, et c'est de toi que vint </l>
            <l rend="indent">Cette querelle envenimée, </l>
            <l>Ou du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint.</l>
          </q></p>
        <p>Il y a une grande différence entre ces deux exemples, reprit Euphorbe. Dans celui-ci la
          réflexion semble naître tout naturellement du sujet&#160;; ce qui n'est pas dans l'autre.
          Par cette raison, le ton de grandeur que l'on donne à cette pensée, <pb xml:id="p274"/>
          que vous avez rapportée, se trahit au premier <choice>
            <orig>coup-d'œuil</orig>
            <reg>coup d'œil</reg>
          </choice>, et l'on <choice>
            <orig>reconnoît</orig>
            <reg>reconnait</reg>
          </choice> aisément un sublime affecté, qui ne contribue qu'à rendre la narration plus
          plaisante. La <choice>
            <orig>premiere</orig>
            <reg>première</reg>
          </choice>, au contraire, <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> amenée dans cet endroit malgré elle, et l'on est porté à croire que l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> compare sérieusement des objets si disproportionnés. Jamais il n'y eut aucune
          analogie, même plaisante, entre la démarche de deux <choice>
            <orig>chevres</orig>
            <reg>chèvres</reg>
          </choice>, et l'entrevue de deux grands monarques.</p>
        <p>Ce que vous dites ici, continua Timagène, me rappelle d'avoir vu autrefois beaucoup de
          ces allusions dans Ciceron. Il y en a une, entr'autres, où il compare les festins de <choice>
            <orig>Verrès</orig>
            <reg>Verres</reg>
          </choice> à la journée de Cannes, et qui est <choice>
            <orig>tout-à-fait</orig>
            <reg>tout à fait</reg>
          </choice> propre à peindre l'indécence et la <choice>
            <orig>grossiéreté</orig>
            <reg>grossièreté</reg>
          </choice> de ces plaisirs familiers au <choice>
            <sic>prêteur</sic>
            <corr>préteur</corr>
          </choice> romain<note resp="author">Itaque exitus erant ejusmodi, ut alius inter manus e
            convivio, tanquam e prelio auferretur, alius tanquam occisus relinqueretur, [p275]
            plerique fusi sine mente ac fine ullo sensu jacerent, quivis ut cum aspexisset, non se
            pretoris convivium, sed Cannensem pugnam nequiriæ videre arbitraretur. <hi rend="italic"
              >In Ver. lib. 5. n. 28.</hi></note>.<q rend="inline">Telle étoit, dit-il, l'issue
            de ces repas. On emportoit celui ci de table, comme on emporte de la mêlée un soldat
            blessé&#160;: celui-là étoit laissé pour mort&#160;: plusieurs <pb xml:id="p275"/>
            demeuroient étendus sur la place, sans connoissance ni sentiment. Enfin, si vous étiez
            entré dans cette salle, vous n'auriez jamais cru voir le festin d'un <choice>
              <sic>prêteur</sic>
              <corr>préteur</corr>
            </choice>, mais une nouvelle bataille de Cannes, où l'on faisoit assaut de
            débauches.</q><note resp="editor">Les guillemets finaux manquent dans l'original et
            ont été suppléés.</note> Je ne vois rien qui réussisse mieux à égayer le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>, que cet artifice qui rapproche un objet grand et noble, d'un autre petit, ou
          même méprisable. Je m'imagine voir un enfant monté sur des échasses. Avec ce secours, il <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> plus grand que ceux qui l'environnent&#160;; mais cette élévation fait mieux
          remarquer sa petite taille, et la rend encore plus ridicule.</p>
        <p>Vous avez assurément raison, ajouta Euphorbe&#160;: mais il faut être sobre et réservé
          dans l'usage de ce sublime ironique. C'est une exception qui confirme la <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice> générale, en vertu de laquelle le sublime et le grand sont bannis des petits
          sujets.</p>
        <p>Puisque vous parlez du sublime, répliqua Timagène, je ne sais si je m'en <pb
            xml:id="p276"/> suis formé une idée juste. C'est, selon moi, une pensée, un sentiment,
          une image qui m'élève au-dessus de moi-même, et qui m'avertit de ma propre grandeur.
          Ainsi, lorsqu'Horace dit de l'homme juste, <q rend="italic">si l'univers s'écrouloit,
            ses débris le frapperoient, sans l'étonner</q><note resp="author">Si fractus
            illabatur orbis, <lb/> Impavidum ferient ruinæ. <hi rend="italic">Hor. l. 3. od.
            3.</hi></note><note resp="editor">L'appel à la note manque dans l'original et a été
            suppléé.</note>, je sors, pour ainsi dire, de moi-même&#160;; je me place à côté de ce
          juste, et je deviens le rival de sa fermeté.</p>
        <p>Je <choice>
            <orig>voudrois</orig>
            <reg>voudrais</reg>
          </choice> ajouter à votre définition, reprit Euphorbe, que cette pensée, ce sentiment,
          cette image doivent être revêtus de l'expression qui leur convient. Le verbiage est ennemi
          du sublime. Plus l'expression est simple et serrée, moins elle obscurcit son éclat. Un <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> latin moderne a imité cette belle pensée d'Horace, ou plutôt il l'a paraphrasée.
          Voici comme il s'exprime.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><hi rend="italic">Seu pelagus super</hi>,</l>
            <l><hi>Seu fulminantis porta tonet poli,</hi></l>
            <l><hi>Stabis, repentinamque mundi immobilis excipies ruinam.</hi><note resp="author">Au
                milieu des flots irrités, sous les coups de la foudre, vous serez immobile, et la
                chute subite du monde entier ne vous ébranlera pas. <hi rend="italic">Sarbievius, l.
                  2. od. 16.</hi></note><note resp="editor">L'appel à la note manque dans l'original
                et a été suppléé.</note></l>
          </q></p>
        <p><pb xml:id="p277"/> Lequel de ces deux morceaux, je vous prie, a l'avantage sur
          l'autre&#160;?</p>
        <p>Je vois dans le dernier, répondit Timagène, bien de la pompe et des prétentions&#160;;
          mais je vous avoue qu'il me frappe moins que le premier&#160;; peut-être parce qu'on
          s'efforce trop de le faire. Il y a bien moins d'appareil dans ce mot de l'<choice>
            <orig>Ecriture Sainte</orig>
            <reg>Écriture sainte</reg>
          </choice>, cité par Longin lui-même, <q rend="italic">fiat lux, et facta est
            lux</q><note resp="author">Gen. c. 1. v. 3. </note>&#160;; Dieu dit, que la <choice>
            <orig>lumiere</orig>
            <reg>lumière</reg>
          </choice> soit faite, et la <choice>
            <orig>lumiere</orig>
            <reg>lumière</reg>
          </choice> fut faite&#160;: dans cet autre, <q rend="italic">mare vidit et
            fugit</q><note resp="author">Psal. 113. v. 3.</note>&#160;; la mer vit le Seigneur,
          et prit la fuite&#160;; enfin, dans cette courte phrase, qui nous donne une si grande idée
          des conquêtes d'Alexandre<note resp="author">1. Machab. c. 1. v. 5.</note>, <q
            rend="italic">siluit terra in conspectu ejus</q>&#160;; la terre se tut en sa
          présence. Cependant, quoi de plus magnifique et de plus sublime que tout cela&#160;? </p>
        <p>Telle est l'idée qu'ont eu du sublime, poursuivit l'Euphorbe, tous les gens de goût, et
          en particulier <choice>
            <orig>la Bruyere</orig>
            <reg>La Bruyère</reg>
          </choice><note resp="author"><choice>
              <orig>Caract.</orig>
              <reg><hi rend="italic">Charactères</hi>,</reg>
            </choice> ch. 1.</note>. <q rend="inline">Le sublime, dit-il, ne peint que la <pb
              xml:id="p278"/> vérité, mais en un sujet noble&#160;<choice>
              <orig>:</orig>
              <reg>;</reg>
            </choice> il la peint toute <choice>
              <orig>entiere</orig>
              <reg>entière</reg>
            </choice>, dans sa cause et dans son effet&#160;; il est l'expression, ou l'image la
            plus digne de cette vérité.<note resp="editor">La ponctuation en cet endroit a été
              modifiée, dans le texte de lecture, dans un souci de clarté par rapport à la structure
              tripartite de la phrase.</note> Les esprits médiocres ne trouvent point l'unique
            expression, et usent de synonymes. Les jeunes gens sont éblouis de l'éclat de
            l'antithèse, et s'en servent. Les esprits justes, et qui aiment à faire des images qui
            soient précises, donnent naturellement dans la comparaison et la métaphore. Les esprits
            vifs, pleins de feu, et qu'une vaste imagination emporte hors des <choice>
              <orig>régles</orig>
              <reg>règles</reg>
            </choice>
            <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de la justesse, ne peuvent s'assouvir de l'hyperbole. Pour le sublime, il n'y
            a, même entre les grands génies, que les plus élevés qui en soient capables.</q></p>
        <p>J'ai pourtant une petite difficulté à vous faire ici, répliqua Timagène. Tout le monde <choice>
            <orig>connoît</orig>
            <reg>connaît</reg>
          </choice> et admire le sublime endroit où Racine a traduit ce verset d'un <choice>
            <orig>Pseaume</orig>
            <reg>Psaume</reg>
          </choice><note resp="author">Ps. 36.</note>, <q rend="italic">Vidi impium
            superexaltatum et elevatum sicut cedros Libani&#160;; et transivi, et ecce non
            erat&#160;;</q></p>
        <p><q rend="verse">
            <l><note resp="author">Esther, Sc. dern.</note>J'ai vu l'impie adoré sur la terre.</l>
            <l><pb xml:id="p279"/> Pareil au cèdre il cachoit dans les cieux </l>
            <l rend="indent">Son front audacieux&#160;: </l>
            <l>Il sembloit à son gré gouverner le tonnerre&#160;; </l>
            <l rend="indent">Fouloit aux pieds ses ennemis vaincus, </l>
            <l>Je n'ai fait que passer, il n'étoit déjà plus.</l></q>
        </p>
        <p>Voilà, ce me semble, bien de la magnificence, et même de l'abondance, dans l'expression.
          Ces vers n'en sont cependant pas moins sublimes.</p>
        <p>C'est-à-dire, le dernier, repartit Euphorbe. Ceux qui le <choice>
            <orig>précédent</orig>
            <reg>précèdent</reg>
          </choice>, ne sont qu'une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de préparation faite pour nous amener à cette pensée. <q rend="italic">Je
            n'ai fait que passer, il n'étoit déjà plus</q>, dans qui réside principalement le
          sublime. Aussi voyez-vous qu'elle est renfermée dans un seul vers&#160;: et s'il <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> permis d'enchérir sur un aussi grand <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice>, j'<choice>
            <orig>ajouterois</orig>
            <reg>ajouterais</reg>
          </choice>, qu'il <choice>
            <orig>pouvoit</orig>
            <reg>pouvait</reg>
          </choice> peut-être lui donner plus de force, en resserrant encore son expression, et en
          disant simplement, <hi rend="italic">je passe, il n'<choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> plus</hi>.</p>
        <p>Mais enfin, interrompit Timagène, n'est-il donc jamais permis d'employer dans le sublime,
          la richesse du <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>&#160;? L'exorde de l'oraison funèbre du vicomte de Turenne, semble prouver le
          contraire. Rien de plus sublime et de plus orné en <choice>
            <orig>même-temps</orig>
            <reg>même temps</reg>
          </choice> que ce morceau&#160;: <pb xml:id="p280"/><note resp="author">Fléchier, <choice>
              <orig>Or. Fun</orig>
              <reg><hi rend="italic">Oraisons funèbres</hi></reg>
            </choice>.</note>
          <q rend="inline">Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée
            furent émues&#160;; des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous ses
            habitants&#160;; ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles&#160;: un effort de
            douleur rompant enfin ce long et morne silence, d'une voix entrecoupée de sanglots, que
            formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s'écrierent&#160;:
            comment est mort cet homme puissant, qui sauvait le peuple d'Israël&#160;? A ces cris,
            Jérusalem redoubla ses pleurs&#160;; les voûtes du temple s'ébranlèrent&#160;; le
            Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres
            paroles&#160;: comment est mort cet homme puissant, qui sauvoit le peuple
            d'Israël&#160;?</q> Peut-on dire que ce coloris brillant soit ici déplacé&#160;?</p>
        <p>Je n'ai point prétendu, reprit Euphorbe, que les ornements du <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> fussent incompatibles avec toute sorte de sublime&#160;; mais seulement qu'il ne
          faut pas les y admettre toujours, et sans réserve. Permettez moi d'expliquer ma pensée.
          L'objet du sublime doit être grand <pb xml:id="p281"/> et noble. Rappellez-vous ce que
          nous avons dit, il n'y a qu'un moment, de la bassesse, que nous avons partagée en deux
          classes. Nous distinguons aussi, dans les objets, deux <choice>
            <orig>especes</orig>
            <reg>espèces</reg>
          </choice> de grandeur&#160;; l'une qui leur est naturelle, et qui fait impression sur tout
          homme, parce qu'il est homme&#160;; l'autre qui est fondée sur une opinion assez générale, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui peut changer avec les temps <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les lieux. Dans le premier rang, je place tout ce qui a rapport à Dieu, aux
          vertus, <choice>
            <orig>sur-tout</orig>
            <reg>surtout</reg>
          </choice> à la générosité, à la clémence, aux mépris de la mort, à l'amour de la patrie, <choice>
            <orig>&amp;c</orig>
            <reg>etc</reg>
          </choice>. Lorsque le sublime s'<choice>
            <orig>éléve</orig>
            <reg>élève</reg>
          </choice> sur de pareils fondements, je suis convaincu qu'il doit négliger tous les <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> de l'art&#160;; ou du moins en employer si peu, qu'ils ne puissent lui nuire.
          Ainsi, dans ces quatre beaux vers de l'<choice>
            <orig>Athalie</orig>
            <reg><hi rend="italic">Athalie</hi></reg>
          </choice>,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Celui qui met un frein à la fureur des flots, </l>
            <l>Peut aussi des méchants arrêter les complots&#160;: </l>
            <l>Soumis avec respect à sa volonté sainte, </l>
            <l>Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte,</l>
          </q></p>
        <p>la métaphore qui s'y rencontre n'a point assez d'éclat, pour nous empêcher d'admirer
          l'inébranlable fermeté de Joad, <pb xml:id="p282"/> établie sur sa confiance en Dieu.
          Partout ailleurs, vous verrez une expression simple et sans figures, comme dans ce vers de
          Corneille, en parlant de Pompée&#160;;</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">Il s'avance au trépas, </l>
            <l>Avec le même front qu'il donnoit des états.</l>
          </q></p>
        <p>La seconde classe renferme des objets que la plupart des hommes admirent par une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de convention. Tels sont le trône et tout ce qui lui appartient, les combats,
          certaines passions à qui on a donné des titres de noblesse, comme l'ambition, la
          vengeance, la fierté, certains crimes même, tels que les conjurations, <choice>
            <orig>&amp;c</orig>
            <reg>etc</reg>
          </choice>. Comme il n'y a dans tout cela qu'une grandeur empruntée, pour la porter au
          sublime, on peut, on doit même implorer le secours du <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>. L'exemple que vous avez cité de Racine me servira de preuve. Ces vers,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">J'ai vu l'impie adoré sur la terre&#160;; </l>
            <l rend="indent">Pareil au cédre, il portoit dans les cieux</l>
            <l rend="indent">Son front audacieux&#160;; </l>
            <l>Il sembloit à son gré gouverner le tonnerre,</l>
            <l rend="indent">Fouloit aux pieds ses ennemis vaincus, </l>
          </q></p>
        <p>n'expriment que cette pensée, vraie <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <pb xml:id="p283"/> belle, mais simple, <hi rend="italic">j'ai vu l'impie fier <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> insolent dans la prospérité.</hi> Pour l'élever, il a donc fallu l'orner de
          tout ce que la diction a de plus riche. C'est ce qui m'a fait dire, que le sublime de ce
          morceau <choice>
            <orig>résidoit</orig>
            <reg>résidait</reg>
          </choice> dans le dernier vers. En effet, la promptitude avec laquelle s'évanouit ce
          colosse, par le souffle de Dieu, voilà ce qui attire mon admiration&#160;; et il suffit de
          me le dire, sans aucune recherche dans les termes. Appliquons la même <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice> à l'exorde de M. Flechier. La désolation qu'entraîne la mort d'un grand homme
          est un objet triste et intéressant, mais qui n'est point sublime. <choice>
            <orig>Delà</orig>
            <reg>De là</reg>
          </choice> cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de décoration, dont l'orateur l'a revêtu, pour le rendre digne de notre
          admiration. J'<choice>
            <orig>espere</orig>
            <reg>espère</reg>
          </choice> que vous me pardonnerez maintenant ma façon de penser.</p>
        <p>Vous pardonner, lorsque vous m'éclairez, répliqua Timagène&#160;! eh bien, je
          m'appliquerai donc ce dernier vers de <choice>
            <orig>Cinna</orig>
            <reg><hi rend="italic">Cinna</hi></reg>
          </choice>&#160;;</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><hi rend="italic">Auguste à tout appris, &amp; veut tout pardonner. </hi></l>
          </q></p>
        <p>Vous voyez que je plaisante dans le genre sublime. Car si quelque sentiment le fût
          jamais, c'est celui-ci.<note>Vérifier fût.</note> En l'examinant, selon les <choice>
            <orig>régles</orig>
            <reg>règles</reg>
          </choice> que nous venons de détailler, j'y trouve une expression naturelle <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> concise&#160;: <pb xml:id="p284"/> et la pensée fait naître en moi cette
          admiration tendre, qui n'est <choice>
            <orig>dûe</orig>
            <reg>due</reg>
          </choice> qu'à l'<choice>
            <orig>héroisme</orig>
            <reg>héroïsme</reg>
          </choice> porté à son comble. <choice>
            <orig>Delà</orig>
            <reg>De là</reg>
          </choice> il est aisé de conclure que cette admiration est la vraie différence entre le
          sublime <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le simple pathétique, qui fait couler des pleurs, sans élever l'<choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice> au-dessus d'elle-même.</p>
        <p>Elle ne distingue pas moins le sublime, ajouta Euphorbe, d'avec la pensée noble. Celle-ci
          a de la grandeur&#160;; mais elle ne produit point cette surprise ravissante, qui ne peut
          venir que du premier. Lorsque Velleius Paterculus<note resp="editor">Marcus Velleius
            Paterculus (~19 av. - ~31 ap. J.-C.) est l'auteur d'une <hi rend="italic">Histoire
              Romaine</hi> (<hi rend="italic">Historiarum Libri Duo</hi>).</note> dit, en parlant de
          Ciceron&#160;: <q rend="inline">Nous devons à ce grand orateur, de n'avoir point cédé
            la gloire du génie à ceux que nos armes avaient vaincus</q>&#160;; <note
            resp="author"><q rend="inline">Vir ingenio maximus, qui effecit ne quorum arma
              viceramus, eorum ingenio vinteremur.</q></note> cette pensée assurément a de la
          noblesse&#160;: elle est digne du sujet qu'on veut louer&#160;; mais elle n'a rien qui
          étonne l'esprit. Ce n'est donc qu'une pensée grande <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ingénieuse.</p>
        <p>Si les pensées nobles et grandes, comme vous l'avez remarqué, continua <pb xml:id="p285"
          /> Timagène, ne sont point admises dans les sujets simples <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> badins, à plus forte raison le sublime doit en être banni, à moins qu'il ne soit
          ironique <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> burlesque. Je <choice>
            <orig>croirois</orig>
            <reg>croirais</reg>
          </choice> même que le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> grave <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> modéré de l'histoire, <choice>
            <orig>devroit</orig>
            <reg>devrait</reg>
          </choice> l'exclure aussi de <choice>
            <sic>cet</sic>
            <corr>cette</corr>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de récit.</p>
        <p>Je ne suis pas tout à fait de votre avis, reprit Euphorbe. Nous avons dit, il y a
          quelques jours, que l'historien doit accommoder son <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> au sujet qu'il traite. Si l'on exige que celui de l'histoire soit simple, c'est
          dans les sujets ordinaires <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> communs. Lorsque la <choice>
            <orig>matiere</orig>
            <reg>matière</reg>
          </choice> l'exige, il doit s'échauffer <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> s'élever&#160;: il peut même atteindre le sublime. Ces circonstances sont rares,
          j'en conviens&#160;; mais elles ne sont pas sans exemple. L'écriture sainte<note>Desit:
            incohérence.</note>
          <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> seule nous en fournir assez&#160;: mais comme ce livre divin est plus fait pour
          régler notre conduite <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nos mœurs, que nos écrits, cherchons-en ailleurs. M. Bossuet, dans son <choice>
            <orig>histoire universelle</orig>
            <reg><hi rend="italic">Histoire universelle</hi></reg>
          </choice>, est presque sublime partout&#160;; témoin, cette phrase <note resp="author"><choice>
              <orig>Premiere épo.</orig>
              <reg>Première époque,</reg>
            </choice> p. 9.</note>&#160;: <q rend="inline">La terre commence à se remplir, et
            les crimes s'augmentent. Cain, le premier enfant <pb xml:id="p286"/> d'Adam et d'Eve,
            fait voir au monde naissant la premiere action tragique&#160;; et la vertu commence dès
            lors à être persécutée par le vice</q>&#160;: Et cette autre, où parlant d'Auguste <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de ses victoires, il dit<note resp="author"><choice>
              <orig>Neuvième épo.</orig>
              <reg>Neuvième époque,</reg>
            </choice> p. 101.</note>
          <choice>
            <orig>;</orig>
            <reg>:</reg>
          </choice>
          <q rend="inline">La Pannonie le reconnoît&#160;; la Germanie le redoute&#160;; et le
            Véser reçoit ses loix. Victorieux par mer et par terre, il ferme le temple de Janus.
            Tout l'univers vit en paix sous sa puissance, et Jésus Christ vient au monde.</q>
          N'est-ce pas atteindre le sublime, que de dire avec Tacite, en racontant ce qui suivit la
          mort de Germanicus <note resp="author"><q rend="inline">Funus sine imaginibus et
              pompa, per laudes et memoriam virtutum ejus celebre fuit.</q>
            <choice>
              <orig>Ann.</orig>
              <reg><hi rend="italic">Annales</hi>,</reg>
            </choice> l. 2.</note>&#160;; <q rend="inline">ses funérailles n'eurent point
            d'autre appareil ni d'autre pompe que sa gloire et le souvenir de ses
          vertus</q>&#160;? Y a-t-il moins de grandeur dans l'endroit où l'abbé de Vertot décrit
          la retraite de la régente de Portugal, <choice>
            <orig>mere</orig>
            <reg>mère</reg>
          </choice> d'Alphonse VI&#160;? <q rend="inline">Désabusée alors, dit-il, des vaines
            grandeurs de la terre, elle ne parut plus occupée que de celles que les hommes ne
            peuvent ôter..... Princesse <pb xml:id="p287"/> d'un génie supérieur, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui eut les vertus de l'un <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'autre sexe. Elle fit éclater sur le trône toutes les grandes qualités d'une
            souveraine&#160;; et il sembla qu'elle eut oublié dans sa retraite, qu'elle eût jamais
            régné</q><note resp="author"><choice>
              <orig>Révol. de Portugal</orig>
              <reg><hi rend="italic">Révolution de Portugal</hi></reg>
            </choice>, pag. 350.</note>. Je <choice>
            <orig>pourrois</orig>
            <reg>pourrais</reg>
          </choice> vous rapporter cent autres traits du même genre.<note resp="editor">La
            signalisation graphique des citations et des notes est quelque peu incohérente, dans ce
            paragraphe de l'édition originale, et a été régularisée ici.</note></p>
        <p>Il y en a un dans la vie de <choice>
            <orig>S.</orig>
            <reg>Saint</reg>
          </choice> Basile, ajouta Timagène, qui m'a toujours semblé admirable. Ce grand homme
          interrogé sur sa foi par le préfet Modeste, lui parla avec une fermeté digne de sa
          religion et de son <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice>. <q rend="inline"><hi rend="italic">Je n'ai jamais trouvé personne</hi>, dit
            le préfet étonné, <hi rend="italic">qui m'ait répondu de la sorte&#160;: peut-être
              aussi</hi>, répondit le saint prélat, <hi rend="italic">n'avez-vous jamais rencontré
              un évéque</hi></q>. Si ce n'est pas là du sublime, je me trompe fort.</p>
        <p>Il est aisé à <choice>
            <orig>reconnoître</orig>
            <reg>reconnaître</reg>
          </choice>, repartit Euphorbe&#160;: <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> quand le dialogue l'accompagne, comme dans l'exemple que vous apportez, il lui
          donne encore plus de saillie. En effet, il y a certains traits <choice>
            <orig>frappans</orig>
            <reg>frappants</reg>
          </choice> où l'auteur d'un récit doit laisser parler ses acteurs, pour conserver aux
          pensées toute leur force et leur grâce&#160;; ou du moins rapporter leur entretien, <pb
            xml:id="p288"/>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> même leurs expressions, par le moyen du dialogue indirect.</p>
        <p>Je dois à Horace, reprit Timagène, de m'avoir fait <choice>
            <orig>connoître</orig>
            <reg>connaître</reg>
          </choice> la différence du dialogue direct, et de l'indirect. La <choice>
            <orig>satyre</orig>
            <reg>satire</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>troisieme</orig>
            <reg>troisième</reg>
          </choice> du second livre est un dialogue direct entre le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le philosophe Damasippe&#160;; et celui-ci emploie l'indirect, pour raconter la
          fable du bœuf et de la grenouille.<note resp="author">Lib. 2. Sat. 3. v. 313.</note> Au
          reste, ce dernier me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> plus difficile que l'autre, à cause de la répétition éternelle des liaisons, qui
          embarasse souvent l'écrivain, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> fatigue le lecteur. C'est sans doute par cette raison, qu'Horace les a
          supprimées, ainsi que <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice> qui a imité de lui cette fable.</p>
        <p>Si le dernier est plus difficile, poursuivit Euphorbe, c'est l'affaire de l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>&#160;: mais il est certain qu'il a quelque chose de plus naturel, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il est plus commun que le premier, <choice>
            <orig>sur-tout</orig>
            <reg>surtout</reg>
          </choice> dans les récits sérieux. Un seul exemple, que nous fournit <choice>
            <orig>Quinte-Curse</orig>
            <reg>Quinte-Curce</reg>
          </choice>,<note resp="editor">Il s'agit de Quinte-Curce (Quintus Curtius Rufus), historien
            romain ayant vécu sans doute au premier siècle après J.-C.</note> peut nous faire
          concevoir quel ornement il leur prête. Abdalonyme, tiré par Alexandre du sein de la <choice>
            <orig>misere</orig>
            <reg>misère</reg>
          </choice>, pour monter <pb xml:id="p289"/> sur le trône de Sidon, <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> devant ce conquérant. L'historien <choice>
            <orig>pouvoit</orig>
            <reg>pouvait</reg>
          </choice> dire, que ce prince lui ayant demandé comment il <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> supporté son infortune, le nouveau roi lui <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> témoigné qu'il <choice>
            <orig>craignoit</orig>
            <reg>craignait</reg>
          </choice> bien plus de plier sous le poids de la couronne, que sous celui de la pauvreté.
          Ce fait, qui <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> ainsi dans sa simplicité, a quelque chose de bien plus piquant lorsqu'on nous
          rapporte l'entretien de ces deux personnages, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que nous assistons, pour ainsi dire, à leur conversation<note resp="author">Q.
            Curt. l. 4.</note>. <q rend="italic">Libet scire, inquit Alexander, inopiam qua
            patientia tuleris. Tum ille&#160;; utinam, inquit, eodem animo regnum pati possim&#160;!
            hæ manus suffecere desiderio meo. Nihil habenti, nihil defuit.</q> M. Rollin traduit
          ainsi ce dialogue.<note resp="author"><choice>
              <orig>Hist. Anc.</orig>
              <reg><hi rend="italic">Histoire ancienne</hi>,</reg>
            </choice> l. 14. sec. 6.</note>
          <q rend="inline">Je <choice>
              <orig>voudrois</orig>
              <reg>voudrais</reg>
            </choice> bien savoir, dit Alexandre, avec quelle patience tu as porté ta <choice>
              <orig>misere</orig>
              <reg>misère</reg>
            </choice>. Plaise aux Dieux, répondit-il, que je puisse porter cette couronne avec
            autant de force. Ces bras ont fourni à tous mes désirs, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> tandis que je n'ai rien eu, rien ne m'a manqué.</q></p>
        <p><pb xml:id="p290"/> Si le dialogue indirect réussit bien dans les sujets sérieux,
          répliqua Timagène, vous m'accorderez aussi que le direct a des <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice> infinies, <choice>
            <orig>sur-tout</orig>
            <reg>surtout</reg>
          </choice> dans un genre d'écrire plus gai <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus léger. Pour moi, je ne vois rien de plus délicat, que le dialogue d'Acanthe <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de Pégase. L'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>, au lieu de détailler gravement les vertus et les victoires de Louis-le-Grand,
          et de célébrer la rapidité de ses conquêtes, saisit l'occasion d'un voyage qu'il <choice>
            <orig>devoit</orig>
            <reg>devait</reg>
          </choice> faire avec le roi&#160;: <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>, dans la nécessité où il <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> de trouver un cheval, il imagine un entretien entre lui <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le coursier des muses. Cette fiction ingénieuse répand dans l'éloge qu'il fait,
          tout le sel et tout l'agrément imaginable. J'ai transcrit ces jours-ci sur mes tablettes,
          ce joli morceau. </p>
        <p><q rend="verse">
            <l>ACANTHE. </l>
            <l>A mon secours, Pégase, en ce besoin extrême&#160;: </l>
            <l>Il me manque un cheval&#160;; il faut suivre le Roi.</l>
            <l>PEGASE. </l>
            <l>Le suivre&#160;! Et quel moyen&#160;? Je ne le puis moi-même,</l>
            <l>[p.291]Non plus que ton bidet, ou ton grand palefroi.</l>
            <l>ACANTHE. </l>
            <l>Tu suivis toutefois le diligent Achille </l>
            <l>Dans le cours glorieux de ses hardis exploits.</l>
            <l>PEGASE. </l>
            <l>D'accord&#160;: mais en dix ans il prenoit une ville&#160;: </l>
            <l>En prit-il jamais quatre en la moitié d'un mois&#160;?</l>
            <l>ACANTHE. </l>
            <l>Et le fameux César, qui presque sans combattre,</l>
            <l>Venoit, voyoit, vainquoit, ne le suivois-tu pas&#160;?</l>
            <l>PEGASE. </l>
            <l>Jamais il n'eut quitté la belle Cléopâtre,</l>
            <l>Pour venir prendre Dole un jour de Mardisgras.</l>
            <l>ACANTHE. </l>
            <l>Mais Alexandre enfin, vite comme un tonerre,</l>
            <l>Toujours à ses côtés te voyoit galopper.</l>
            <l><pb xml:id="p292"/>PEGASE. </l>
            <l>Je le perdais souvent&#160;: il alloit tant que terre&#160;:</l>
            <l>Mais quand il s'enivroit, on pouvoit l'attraper. </l>
            <l>ACANTHE. </l>
            <l>Je t'entends&#160;: rien ne suit un Roi que rien n'arrête, </l>
            <l>Ni plaisirs, ni douleurs, ni brouillards, ni beaux jours&#160;; </l>
            <l>Ni calme decevant, ni terrible tempête&#160;; </l>
            <l>Ni le froid des hivers, ni le feu des amours. </l>
            <l>Comme toi je l'admire, et ne m'en saurois taire&#160;:</l>
            <l>Sur un si grand sujet on ne peut achever. </l>
            <l>Mais, adieu&#160;; pour ce coup tu n'es pas mon affaire&#160;;</l>
            <l>Je veux un vrai cheval, que je puisse crever.</l>
          </q></p>
        <note>Desit: pagination 291.</note>

        <p>Vous citez là un homme, reprit Euphorbe, que j'<choice>
            <orig>appellerois</orig>
            <reg>appellerais</reg>
          </choice> volontiers le héros du récit. Le moindre mérite de Pellisson-Fontanier est
          d'avoir donné une histoire de l'Académie, parfaitement bien écrite. La délicatesse de son
          esprit et la bonté de son cœur, le dédommageaient abondamment de la difformité de ses <pb
            xml:id="p293"/> traits.<note resp="editor">Paul Pellisson-Fontanier, dit Paul Pellisson
            (1624-1693), est un homme de lettres et historien français.</note> Mais puisque vous
          faites registre des dialogues ingénieux, vous pourriez joindre au premier, celui où Patrix
          raconte un songe qu'il prétend avoir eu. Il est indirect&#160;; et néanmoins vous avouerez
          qu'il peut servir de <choice>
            <orig>modele</orig>
            <reg>modèle</reg>
          </choice> dans la narration badine. Le voici&#160;:</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Je rêvois cette nuit, que de mal consumé, </l>
            <l>Côte à côte d'un pauvre on m'avoit inhumé, </l>
            <l>Et que n'en pouvant pas souffrir le voisinage, </l>
            <l>En mort de qualité je lui tins ce langage. </l>
            <l>Retire toi, coquin&#160;; va pourrir loin d'ici&#160;: </l>
            <l>Il ne t'appartient pas de m'approcher ainsi, </l>
            <l>Coquin&#160;! me répond-il d'une arrogance extrême, </l>
            <l>Va chercher tes coquins ailleurs&#160;; coquin toi-même. </l>
            <l>Ici tous sont égaux&#160;: je ne te dois plus rien&#160;: </l>
            <l> Je suis sur mon fumier comme toi sur le tien.<note resp="editor">Le poème est
                attribué à Pierre Patrix (1585-1672)&#160;; voir <hi rend="italic">Poètes français,
                  ou choix de poésies des auteurs du second et du troisième ordre, des XVe, XVIe,
                  XVIIe, et XVIIIe siècles, avec des notices sur chacun de ces auteurs</hi>, éd. par
                Jean Baptiste Joseph de Champagnac, Mónard et Desenne, fils, 1825, p.
              275.</note></l>
          </q></p>
        <note>Desit: plus d'infos.</note>

        <p>Voilà une leçon, dit alors Timagène, plus capable peut-être de faire impression sur les
          grands, que le meilleur sermon. Cette pensée, que la mort égale les conditions, <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> été <choice>
            <orig>repétée</orig>
            <reg>répétée</reg>
          </choice> cent fois&#160;: mais le tour de cette conversation lui rend un air de jeunesse,
          qu'elle <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> perdu depuis <choice>
            <orig>long-temps</orig>
            <reg>longtemps</reg>
          </choice>. Vous <pb xml:id="p294"/> plaisanterez tant qu'il vous plaira&#160;; je veux
          donner place à cette petite <choice>
            <orig>piece</orig>
            <reg>pièce</reg>
          </choice>, à la suite de celle que je viens de vous rapporter.</p>
        <p>Eh-bien&#160;! répliqua Euphorbe, pour le faire plus aisément, rendons-nous dans mon
          cabinet. Vous y trouverez tout ce qui vous sera nécessaire pour cela.</p>
      </div>
    </body>
  </text>
</TEI>
"Cinquième entretien. Suite des ornements du récit" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique. François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794) Christof Schöch Version 0.7, 09/2014

Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://berardier.org en 2010.

Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794) Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter Paris Charles-Pierrre Berton 1776 Format in-12, X-725 pages.

Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.

L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles, abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées, abréviations explicitées).

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CINQUIÈME ENTRETIEN. Suite des ornemens ornements du Récit récit

Euphorbe se promenoit promenait dans une allée sombre, lorsqu'il apperçut aperçut Timagène qui venoit venait à lui. Eh bien ! lui dit-il en l'abordant, votre curiosité est-elle satisfaite ? Ce chef-d'œuvre répond-il à l'idée qu'on vous en avoit avait donnée ? Je sais que vous ne prodiguez pas vos éloges.

Tout difficile que vous me supposez, répondit Timagène, je puis vous dire que j'ai vu un bel ouvrage. Le sujet est la résurrection du Lazare.01 Voir, pour plusieurs versions de ce sujet pictural, le site Utpictura18, sous la dir. de Stéphane Lojkine, http://galatea.univ-tlse2.fr/pictura/, recherche sujet : ‹ Sujet d’histoire sacrée. La Résurrection de Lazare ›. Le coloris en est riche, le dessein correct, les contours gracieux, l'ordonnance bien entendue ; mais j' aurois aurais desiré un peu plus de feu dans l'action : la dégradation des objets est trop étudiée ; tout y semble fait à la régle règle et au compas ; ce qui jette un peu de froid dans cette belle composition.

Les talens talents sont partagés, repatrit Euphorbe ; et il est bien rare qu'un même homme atteigne la perfection dans toutes les parties de son art. Cette réflexion nous ramène assez naturellement à notre sujet ; car on peut l'appliquer aux ouvrages d'esprit, comme à la peinture, à la sculpture ; en un mot, à tout ce qui peut occuper notre raison. Dans le récit, par exemple, l'un est plein de chaleur, et dans son enthousiasme, néglige tout le reste. Quel Ecrivain écrivain plus animé que le P. Père Maimbourg, dans la description d'une bataille ; mais en même temps, moins solide et moins judicieux ?02 Il s'agit de Louis Maimbourg (1610-1686), homme d’Église et historien. Il est l'auteur, entre autres, d'une Histoire des croisades pour la délivrance de la Terre Sainte, 1686 (voir bibliographie). L'autre est exact ; mais ne saisit jamais ces traits hardis et ce beau désordre, qui caractérisent souvent la nature. Il est des occasions, où c'est une espece espèce de régle règle de négliger les régles règles . Une grande passion, un mouvement violent doit porter dans le stile style le trouble, dont l' ame âme est agitée. Pacuvius, ami et partisan d'Annibal, soupe avec son fils chez le général Carthaginois carthaginois . Il sort un moment de la salle ; son fils le suit ; et c'est pour lui apprendre qu'il va, pendant son absence, poignarder le vainqueur des Romains, pour faire sa paix avec Rome. Le temps presse : le jeune homme paroît paraît déterminé. Per ego te fili, s'écrie le pere père éperdu 03 Tit. Liv. l. 23, c. 904 Tite-Live, Ab Urbe condita (Histoire romaine), livre 23, section 9 (voir bibliographie). La phrase provient du passage suivant : « Quae ubi uidit audiuitque senex, uelut si iam agendis quae audiebat interesset, amens metu 'per ego te' inquit, 'fili, quaecumque iura liberos iungunt parentibus, precor quaesoque ne ante oculos patris facere et pati omnia infanda uelis'. », quaecumque jura liberos jungunt parentibus, precor quœsoque ...... ... . Le désordre de ces expressions ne convient-il pas merveilleusement au tumulte qu' excitoient excitaient dans le cœur de ce malheureux pere père , la reconnoissance reconnaissance pour un ami, la tendresse pour un fils, le danger pressant de l'un et de l'autre ? Pour réussir dans de pareilles peintures, il faut que l' Auteur auteur se place dans les mêmes circonstances, et ressente les mêmes émotions que ses Acteurs acteurs . Si vis me flere dolendum est primum ipsi tibi05 Hor. de Arte Poët. v. 102., disoit disait Horace : si vous voulez m'arracher des larmes, commencez par en verser vous-même.

Sur ce pied-là pied là , reprit vivement Timagène, l'imagination de Virgile devoit devait être dans une belle agitation, lorsqu'il composoit composait l'épisode de Nisus et d'Euryale. Jamais situation ne fût fut plus violente. Euryale est déjà entre les mains des ennemis. Nisus, pour dégager son malheureux ami, profite des ténébres ténèbres qui le cachent, et de deux coups de traits renverse deux des plus distingués de la troupe. Volcens, qui la commandoit commandait , furieux de ne pouvoir découvrir la main d'où partent ces coups, veut s'en venger sur Euryale, et fond sur lui l'épée haute. Nisus, à ce spectacle, n'est plus maître de lui même : il se jette à travers l'escadron des Rutules : il s'écrie me me, adsum qui feci, in me convertite ferrum06 Æn. lib. 9, v. 427. Dans toute autre circonstance, cette façon de parler, seroit serait assurément un phébus07 C'est-à-dire, serait une façon de parler guindée, trop figurée. Voir Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, 1787-88. inintelligible ; ici c'est l'explosion naturelle d'une passion impétueuse, dont le poëte poète devoit devait éprouver lui-même alors tous les symptomes symptômes . Ce sont là de ces beautés si particulieres particulières à une langue, qu'on ne peut les faire passer dans l'autre ; et je ne sais ce qui pourroit pourrait remplacer dans la nôtre, cette admirable confusion.

Il est vrai, poursuivit Euphorbe, que la sévere sévère exactitude de notre françois français , donne quelquefois des entraves à l'imagination. Elle permet à peine quelques inversions dans la poësie poésie .08 La question de l'inversion dans les langues anciennes et modernes était fort débattue au XVIIIe siècle. Pour peindre de grands mouvemens mouvements , nous n'avons presque d'autre ressource que ces phrases interrompues, et coupées par des points, dont nos écrivains aujourd'hui usent, ou plutôt abusent, bien souvent. Racine s'en est servi dans Athalie.09 Acte 3, sc. scène 5. Le grand prêtre Joad avoit avait fait les reproches les plus sanglans sanglants à Mathan, pontife de Baal : celui-ci, dans l'impuissance de se venger, entre dans un une espece espèce de délire furieux, et balbutie ces mots :

Avant la fin du jour..... on verra qui de nous..... Doit..... mais sortons, Nabal.

Au milieu de ces phrases entrecoupées, vous voyez que les termes sont toujours dans leur ordre naturel.

Je crois, que pour rendre en françois français le vers de Virgile, reprit Timagène, on pourroit pourrait faire dire à Nisus, en suivant ce principe ; c'est moi... Rutules... je suis l'auteur du forfait... vangez vengez -vous sur moi... Tout cela est cependant bien moins animé que l'expression du poëte poète latin ; et il faut avouer que chaque langue a des beautés qui lui sont propres. La notre nôtre , par exemple, réussit admirablement dans ce stile style coupé, qu'on emploie si souvent avec succès dans le récit. Un Auteur auteur ingénieux du siécle siècle passé trouve le principe de cette qualité, dans le caractère même de notre nation.10 Bouhours, Entr. sur la Lang. Franç.11 Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671) du père Bouhours (voir bibliographie) contiennent un « Second entretien : La langue françoise » ; Eugène y affirme : « [...] le langage suit d'ordinaire la disposition des esprits ; et chaque nation a toujours parlé selon son génie » (p. 92 de l'édition de 1673). Les François Français , dit-il, qui ont beaucoup de vivacité et de feu, ont un langage court et animé. Aussi nos ancêtres, qui étoient étaient plus prompts que les Romains, accourcirent presque tous les mots qu'ils prirent de la langue latine... Au reste, ajoute-t-il, nous avons trouvé le secret de joindre la brièveté, non-seulement non seulement avec la clarté, mais encore avec la pureté et la politesse.12 Père Bouhours, Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671), « Second entretien : La langue françoise », p. 93-94 de l'édition de 1673 (voir bibliographie). En effet, dans nos bons Auteurs auteurs , la rapidité de l'expression égale celle de l'action. M. Bossuet semble avoir tout le feu du grand Condé, lorsqu'il dit de lui 13 Or. Fun. du Pr. de Condé.14 Voir Bossuet, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon, Prince de Condé », dans : Recueil des oraisons funèbres prononcées par Jacques-Bénigne Bossuet, Paris : Dupuis, 1691, p. 467-562 (voir bibliographie). : Le voyez-vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort ? Aussi-tôt Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il étoit était animé, on le vit presque en même temps, pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la notre la nôtre ébranlée,15 C'est-à-dire, soutenir notre aile ébranlée. rallier les François Français à demi-vaincus, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter par-tout partout la terreur, et étonner de ses regards étincelans étincelants , ceux qui échappoient échappaient à ses coups. Quelle vivacité l'abbé de Vertot ne met-il pas dans le récit de la mort du fameux Vasconcellos gouverneur de Portugal, pour le Roi d'Espagne 16 Révol. de Port. pag. 179.17 Abbé Aubert de Vertot, Histoire de la conjuration du Portugal, Paris : Vve de E. Martin, J. Boudot, E. Martin, 1689 (voir bibliographie). ? Aussi-tôt Aussitôt les conjurés entrerent entrèrent en foule dans la chambre du secrétaire : on le cherche par-tout partout  ; on renverse lits, tables, on enfonce les coffres pour le trouver : chacun vouloit voulait avoir l'honneur de lui donner le 18 Desit: identifier passage chez Vertot. premier coup.19 Les guillemets initiaux manquent dans l'original. Ces phrases courtes et détachées forment un une espece espèce d'enchantement, qui me transporte sur les lieux : j'y partage tous les mouvemens mouvements des différens différents personnages : j'y prends part au tumulte, à l'agitation, au désordre même qui y règne.

Pensez-vous, interrompit Euphorbe, que nos Auteurs auteurs ayent aient seuls la baguette des fées ? Ils l'ont peut-être empruntée des latins. Du moins ceux-ci savent-ils l'employer dans l'occasion. Un ou deux exemples vont vous en convaincre. Dans l' Andrienne Andrienne de Terence, ne trouve-t-on pas ce récit, aussi naturel qu'il est concis ?

20 Cependant le convoi s'avance ; nous suivons : on arrive au lieu de la sépulture ; on la met sur le bûcher : on pleure.Funus interim Procedit ; sequimur : ad sepulchrum venimus ; In ignem imposita est : fletur.21 Térence, Andria (L'Andrienne), acte I, vers 127-130 (voir bibliographie).

Y a-t-il moins de précision dans ce beau morceau, où Ciceron décrit la maniere manière dont Verres s'empara d'un superbe candelabre candélabre , qu'Antiochus avoit avait fait porter chez ce prêteur préteur 22 Verres (Caius Licinus Verres, 120-43 av. JC.), homme d'État romain, obtint le rang de préteur en 74 av. JC., pour satisfaire sa curiosité ? 23 Verrès ordonne aux députés de se retirer et de laisser le candélabre : ainsi, ils retournent vers Antiochus les mains vides. Le Roi d'abord n'a ni crainte ni soupçon. Un jour, deux jours, plusieurs jours se passent. On ne le rapporte point. Alors le prince envoye demander au préteur s'il veut bien le lui remettre. Celui-ci répond, qu'on revienne dans quelque temps. Le roi surpris, renvoye de nouveau. On ne rend rien. Jubet Verres illos discedere, et candelabrum relinquere. Sic illi tum inanes ad Antiochum revertuntur. Rex primo nihil metuere, nihil suspicari. Dies unus, alter, plures ; non referri. Tum mittit ad istum si sibi videatur ut reddat. Jubet iste posterius ad se reverti. Mirum illi videri. Mittit iterum. Non redditur.24 Cicéron, In Verrem (Les Verrines), second discours, livre 4, section 65 (voir bibliographie). Quelle rapide énergie dans ces vers de Boëce Boèce , au sujet de la descente d'Orphée aux enfers ?

Heu noctis prope terminos Orpheus Euridicem suam Vidit, perdidit, occidit.25 Boèce, De Consolatione Philosophiae (La Consolation de la Philosophie, 225), chapitre III (voir bibliographie).

Pour bien rendre cette précision, notre langue est en défaut.

A À la bonne-heure bonne heure , répondit Timagène : mais il est certain que les latins employent emploient , moins souvent que nous, cette espece espèce de stile style , surtout dans les grands sujets. Vous ne disconviendrez pas que celui de Tite-Live, par exemple, dans la description du combat des Horaces, ne soit nombreux et périodique.26 Tite-Live, Ab Urbe condita (Histoire romaine), livre I (voir bibliographie).

Je l'avoue, repartit Euphorbe. D'un autre côté, les latins ont une façon de s'exprimer, même dans les récits les plus nobles, que nous n'osons mettre en usage que dans le badin ou le naïf, et presque jamais dans la prose. C'est ce que les grammairiens appellent l'infinitif. Cicéron, dans le récit qu'il fait du repas donné à Verrès Verres par le Roi roi Antiochus, dépeint ainsi l'empressement du prêteur préteur Romain à considérer les vases magnifiques qui ornoient ornaient la table :27 In Verrem de signis. Ille unumquodque vas in manus sumere, laudare, mirari : Rex gaudere.28 Cicéron, In Verrem (Les Verrines), second discours, livre 4, section 63 (voir bibliographie). Vous voyez qu'ils ont en cela un avantage sur nous, qui les met à portée de donner à leur stile style plus de légereté légèreté .

Il est vrai, reprit Timagène, qu'on ne passeroit passerait pas à un François Français cette façon de parler, si ce n'est peut-être dans la conversation la plus familiere familière . Je ne m'en rappelle pas même d'autre exemple, que celui de la fable du lièvre et des grenouilles dans la Fontaine La Fontaine .

Grenouilles aussi-tôt aussitôt de sauter dans les ondes ; Grenouilles de rentrer dans leurs grottes profondes.

29 Desit : référence La Fontaine.

Mais je crois que l'on peut se dédommager de ce petit inconvénient par les moyens que détaille Longin, dans son traité du sublime, tels que sont, le changement de temps, de nombre, de personnes, la suppression des liaisons et des transitions. Aux exemples que cite ce rhéteur, on en peut ajouter plusieurs, empruntés même de nos Auteurs auteurs . En lisant ces jours-ci Philippes de Commines Philippe de Commynes , j'en rencontrai un qui me parut figurer fort bien au milieu de son vieux langage. Il s'agit de l'entrevue du Duc Charles de Bourgogne, avec le Roi roi Édouard d'Angleterre, après que ce dernier eut conclu une trêve de neuf ans avec Louis XI.30 Chron. de Louis XI. ch. 75 Chronique de Louis XI, chapitre 75 .31 Philippe de Commynes, Mémoires, vol. 1, livre IV, chapitre VIII : « Habiles manœuvres de Louis XI », p. 275-281 dans notre édition de référence (voir bibliographie). Le passage entier est le suivant : « Ledict duc se courrouça et parla en angloys, car il sçavoit le langaige, et allegua aulcuns beaux faictz des roys d'Angleterre qui estoient passés en France, et des peynes qu'ilz avoient prinses pour y acquerir honneur ; et blasma fort ceste treve, disant qu'il n'avoit point cherché à faire passer les Angloys pour besoing qu'il en eust, mais pour recouvrer ce qui leur appartenoit ; et, afin qu'ils congneussent qu'il n'avoit nul besoing de leur venue, qu'il ne prendroit treve avecque nostre roy, jusques le roy d'Angleterre eust esté trois moys dela la mer. Et aprés ces parolles, part et s'en va de la où il venoit » (p. 281). Ledit duc se courrouça, dit-il.... et blâma fort cette trève, disant qu'il n'avait point cherché à faire passer les Anglais, pour besoin qu'il en eût..... et afin qu'ils connussent qu'il n'avait nul besoin de leur venue, qu'il ne prendroit trêve avec notre Roi, jusqu'à ce que le Roi d'Angleterre eût été trois mois de-là la mer : et, après ces paroles, part et s'en va de-là où il venait. Ce temps présent me semble aussi brusque que l'incartade du duc. Le stile style de l'historien auroit aurait -il la même chaleur, s'il s' étoit était contenté de dire, après ces paroles, il partit et s'en alla ?

Ce tableau, ajouta Euphorbe, peut faire le pendant de celui que Clément Marot nous a laissé dans l'épître, où il décrit à François I la maniere manière dont son valet l' avoit avait volé. Le présent dont il se sert, exprime très bien la précipitation d'un filou, à qui les momens moments sont précieux.

Finalement, de ma chambre il s'en va Droit à l'étable, ou deux chevaux trouva : Laisse le pire, et sur le meilleur monte ; Pique, et s'en va.32 Clément Marot, « On dit bien vray, la maulvaise Fortune... », épître écrite en 1531 ; (voir bibliographie), épître XXV, p. 171-176. Le passage cité par Bérardier correspond aux lignes 31 à 34. L’épître est souvent citée comme le modèle d’un poème narratif « naturel » et « gracieux ». Voir par exemple, les Éléments de littérature (1787, article « Épître ») de Marmontel ou le Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne (1798-1804) de La Harpe. Dans le onzième entretien, Bérardier cite une nouvelle fois l'épître de Marot (voir pages 635-636).

Ces changements de temps, ainsi que ceux de nombres et de personnes, sont très-propres très propres , non seulement à donner de la vivacité à la narration, mais aussi à en bannir la monotonie, espece espèce de langueur qui ne lui est que trop ordinaire.

N'est-il pas encore, reprit Timagène, un moyen aussi efficace de produire ce double effet ? Il consiste à supprimer les transitions et les liaisons, qui rallentissent ralentissent le discours lorsqu'elles se présentent trop fréquemment.33 Voir également les remarques dans le second entretien, pages 39-40. Dans le second livre de l' Ænéide Énéide , Ænée Énée raconte à Didon, que dans le désordre subit de la prise de Troie, Panthée accourut à son palais, et il ajoute immédiatement, quo res summa loco Pantheu ? quam prendimus arcem ?34 Virgile, Énéide, livre 2. Où en sommes-nous, Panthée ? quel poste occuperons-nous ; N'est-il pas vrai que vous suppléez aisément, je lui adressai la parole, je lui dis ; et que vous sçavez savez bon gré au poëte poète d'avoir supprimé ces phrases traînantes ? Est-il rien de plus léger que ce morceau de la Fontaine La Fontaine , dans la fable de la grenouille et du bœuf ?

35 desit : préciser références, édition de réf.

Regardez bien, ma sœur : Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ? Nenni. M'y voici donc ? Point du tout. M'y voilà ? Vous n'en approchez point.36 La Fontaine, « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf », dans : Fables (voir bibliographie, livre I, fable 3.

Remplissez les vuides vides de ce dialogue par ces mots, dit-elle, répondit-elle, et le récit devient aussi ridicule que les efforts de la grenouille.

Vous voulez supprimer les liaisons, poursuivit Euphorbe, et moi je veux les multiplier. Un seul exemple suffira pour vous montrer, qu'on ajoute des grâces au récit par la simple répétition d'une conjonction. Rappelez-vous ces vers de Racine dans Esther Esther .

On égorge à la fois les enfants, les vieillards, Et la sœur et le frere frère , Et la fille et la mere mère ...37 Racine, Esther (1689), acte I, scène 5 (voir bibliographie.

Mettez à la place de cela, la sœur, le frère, la fille, la mère, on n'est plus si vivement frappé.

Voilà, interrompit Timagène, ce qui m' impatienteroit impatienterait volontiers. Comment concevoir que deux causes diamétralement opposées, produisent un même effet ? Je suis moins surpris de voir couler d'une même source une eau froide et une eau bouillante.

Pour calmer votre impatience, répartit Euphorbe, on peut dire, que l'effet ici n'est pas exactement le même. On retranche les liaisons, pour donner plus de rapidité au stile style , pour rendre la diction aussi vive que l'action, ou pour rassembler sous un seul coup-d'œuil coup d'œil un grand nombre d'objets, que la multitude des expressions rendroient rendraient trop isolés et moins capables, par-là par là , de faire impression. On les multiplie, pour fixer l'attention de l'esprit plus particuliérement particulièrement sur certains objets propres à l'intéresser et à l'émouvoir.

J'entends, reprit Timagène : on se sert du premier artifice, lorsqu'il faut réunir les forces pour produire un grand effet. On emploie le second, lorsque chaque objet est assez puissant par lui-même pour ébranler, et qu'on veut lui conserver tout son avantage. Vous voyez que je rapproche toujours vos idées de celles qui me sont familieres familières  ; mais les rapports me paraissent ici fort justes, et je crois qu'ils donnent un nouveau jour à votre pensée.

Assurément, poursuivit Euphorbe ; et c'est-là c'est là le véritable but de toute comparaison, et le plus grand fruit qu'elle puisse produire.

Comptez-vous donc pour rien, répliqua Timagène, l'ornement qu'elle ajoute au stile style  ? Est-il-rien de plus beau que la comparaison dont se sert Télemaque Télémaque , pour peindre le désordre et le trouble que l'amour portoit portait dans son ame âme  : Mon cœur, dit-il, enivré d'un folle passion, secouoit secouait presque toute pudeur ; puis je me voyois voyais plongé dans un abîme de remords : pendant ce trouble, je courois courais errant çà et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu'un chasseur a blessée : elle court a travers de vastes forêts pour soulager sa douleur ; mais la fleche flèche , qui l'a percée dans le flanc, la suit partout ; elle porte partout avec elle le trait meurtrier. Ainsi je courois courais en vain pour m'oublier moi-même, & et rien n' adoucissoit adoucissait la plaie de mon cœur.38 Fénelon, Les Aventures de Télémaque (1699/1995), livre IV, p. 87-88 (voir bibliographie). Si j'ai bonne mémoire, ce morceau est imité, ou pour mieux dire, traduit de Virgile, qui dit quelque part :

39 Æn. 1. 4, v. 69. Qualis conjecta cerva sagitta, Quam procul incautam nemora inter Cressia fixit Pastor agens telis, liquitque volatile ferrum Nescius ; illa fuga silvas saltusque peragras Dictœos : hœret lateri lethalis arundo.

Ce n'est pas la seule occasion, reprit Euphorbe, où le prélat ait profité des comparaisons du poëte poète de Mantoue. Ce dernier avoit avait dit, en parlant de la mort d'Euryale,

40 Æn. 1. 9, v. 435. Purpureus veluti cum flos succisus aratro Languescit moriens :

Le poëte poète François français , en décrivant la mort d'Idamante, emprunte la même idée. Tel qu'un beau lis au milieu des champs , coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue , languit languit, & et ne se soutient plus  ; , il n'a point encore perdu cette vive blancheur & , et cet éclat qui charme les yeux  ; mais . Mais la terre ne le nourrit plus, & et sa vie est éteinte  : ainsi . Ainsi le fils d'Idomenée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dès son premier âge.41 Fénelon, Les Aventures de Télémaque (1699/1995), livre V, p. 100 (voir bibliographie). Vous voyez que le françois français n'est que la paraphrase du latin. Au reste, je conviens volontiers avec vous, que les comparaisons sont un42 Desit: indexer périphrases. des plus beaux ornemens ornements du récit, pourvu que vous reconnoissiez reconnaissiez aussi que leur agrément dépend du nouveau jour qu'elles donnent aux pensées. C'est ce qui rend si nécessaire à toute comparaison, la justesse. Sans cette qualité, elle embarasse l'esprit loin de l'éclairer ; et dès-lors dès lors elle ne peut plaire. Il ne faut pas même qu'elle soit puisée dans des objets trop éloignés, difficiles et peu connus. Sa fin est d'éclaircir ma vue : qu'en penserai-je, si elle répand elle-même un nuage devant mes ieux yeux  ? Une belle comparaison emprunte des couleurs étrangeres étrangères , pour mieux exprimer des traits qu'on eût désespéré de bien rendre sans ce secours ; et la variété de ces divers tableaux a toujours des charmes. Le sublime Bossuet a souvent recours à ce moyen, pour donner à son stile style une force qui réponde à la grandeur de ses idées. Pouvoit Pouvait -il mieux nous faire concevoir la fermeté inébranlable de La Reine d'Angleterre, que par cette compaparaison comparaison , aussi juste qu'elle est noble. Comme une colonne, dont la masse solide paraît le plus ferme appui d'un temple ruineux, lorsque ce grand édifice qu'elle soutenait, fond sur elle, sans l'abattre ; ainsi la Reine se montre le ferme soutien de l'état, lorsqu'après en avoir longtemps porté le faix, elle n'est pas même courbée sous sa chute. Je ne sçais sais si vous remarquez ici, comme moi, quelque chose de négligé, peut-être même de rude, dans l'expression. Ce morceau est pourtant de la plus grande beauté. C'est que les seuls objets suffisent pour nous frapper et nous ravir. On est vraiment grand, quand on l'est ainsi par soi-même. Cette idée a beaucoup de rapport avec celle de Séneque Sénèque , qui compare un grand homme dans sa chûte chute , avec ces temples démolis, dont les personnes religieuses réverent révèrent jusqu'aux ruines. Si magnus vir cecidit.... non magis illum contemni (respondebo) quam cum œdium sacrarum ruinœ calcantur, quas religiosi œque ac stantes adorant. 43 Lib. de consol. ad Helviam, cap. 13.

Dans ces deux exemples, poursuivit Timagène, je trouve quelque chose de plus que de la justesse. J'y vois des rapports naturels, et une comparaison qui n'est point amenée de trop loin. Qui eût jamais imaginé, par exemple, de comparer la mort avec Tarquin le superbe, comme le fait Strada dans son histoire, lorsqu'il dit, à l'an 1559 :44 Plane ut ea tempestate mors demetendo majorum gentium capita atque hominum apices, superbum illum summa papavera decutientem imitari visa sit.. Dans ce temps, la mort, en moissonnant tant d'hommes distingués par leur rang et par leur naissance, sembla imiter Tarquin, lorsqu'il abattait la tête des pavots de son jardin. Le même auteur, dans un autre endroit fait usage d'une comparaison encore moins juste que celle-là, et qui ne me semble pas moins alambiquée.45 Adeo non ex vano observatum curœ esse Deo principum vitam ; quasi non magis cordi in homine, quam imperatori in excrcitu, novissimum mori datum sit. De bello Belg. Dec. 2. lib. 3.Tant il est vrai, dit-il, comme on l'a observé, que Dieu prend un soin particulier de la vie des princes, comme si c' étoit était le privilége privilège du général dans une armée, ainsi que du cœur dans le corps humain, de mourir le dernier. Je me rappelle d'avoir lu dans une piece pièce de vers sur la bataille de Fontenoi Fontenay , donnée par un Auteur auteur qui vit encore, deux comparaisons bien différentes de celles-là, et qui m'ont paru de la plus grande justesse. Dans la premiere première , le poëte poète déplore ainsi le malheur de la Flandre :

De meurtres affamé le démon des batailles De ses barbares mains déchire tes entrailles : Pour nourrir sa fureur tu renais chaque jour ; Et ton sort est pareil au destin déplorable De ce fameux coupable, Immortel aliment de l'avide vautour.

Dans la seconde, il console cette même province, par l'espérance des biens que cette guerre va lui procurer, et il se réprend ainsi :

Que dis-je ? Contre toi quand Louis se déclare, Sensible à tes malheurs, sa bonté les répare : Tu devras ton bonheur à son bras irrité. C'est ainsi que le nil franchissant son rivage, Dans les champs qu'il ravage Répand le germe heureux de leur fécondité.

Ces applications sont, assurement, des plus heureuses. Elles ont même un autre mérite, dont nous n'avons point encore parlé ; c'est leur noblesse. Notre bon évêque de Crémone, Jérôme Vida, n'a pas oublié dans sa poëtique Poétique , de remarquer cette qualité de la comparaison. Selon lui46 Poet. lib. 2., quoiqu'on puisse y faire jouer un rôle à certains insectes, tels que les abeilles et les fourmis, il ne convient point d'y employer des animaux, qui ont quelque chose de vil et de méprisable par eux-mêmes. A À cette occasion, il ne ménage point le divin Homere Homère . Sans le nommer, il lui reproche d'avoir comparé un des héros Grecs grecs dans sa retraite, à ce quadrupede patient et entêté, dont le nom est l' emblême emblème de l'ignorance et de la stupidité47 Il. lib. 2. v. 557.. Il remarque que Virgile, dans la même conjoncture, nous peint plus noblement Turnus, sous l'idée d'un lion forcé par les chasseurs de reculer48 Æn. lib. 9.. Je vous avoue que sa critique ne me paroît paraît pas trop déraisonnable.

Dussiez-vous m'accuser, reprit Euphorbe, d'être partisan d' Homere Homère jusques jusque dans ses défauts, j'essaierai de l'excuser, même en admettant le principe établi par votre prélat, que la comparaison doit avoir de la noblesse. Il y a une bassesse qui vient de la nature des choses, et une autre qui n'est fondée que sur l'opinion. Cette derniere dernière varie selon les temps et les lieux. Dans le siécle siècle écrivoit écrivait Homere Homère , les hommes n' estimoient estimaient encore les objets qu'à proportion de leur utilité, et non de leur éclat. Suivant cette régle règle , l'animal employé dans la comparaison du poëte poète grec, loin d'être méprisable, devoit devait tenir un rang distingué parmi ses semblables. Cela devient encore plus sensible, quand on réfléchit qu' Homere Homère , quatre vers plus haut, avoit avait comparé le même Ajax, dans la même circonstance, au roi des animaux. Il ne pensoit pensait donc pas que l'un fût plus ignoble que l'autre : il trouvoit trouvait seulement les rapports plus parfaits dans le dernier. Du temps de Virgile, les idées, comme les mœurs, étoient étaient changées déjà. Il a dû se plier à la façon de penser de ses lecteurs.

En vérité, répliqua Timagène, Madame Dacier n' auroit aurait pas mieux défendu le chantre d'Achille.49 Desit: Note sur Dacier Mais permettez-moi ici une réflexion, que je ne crois pas déplacée. Je rencontre fort peu de comparaisons dans les bons historiens anciens et modernes. D'où vient, s'il vous plaît, sont-ils50 C'est-à-dire, 'Pourquoi sont-ils...'. si avares de cette espece espèce de richesse ?

La marche de l'histoire, répondit Euphorbe, est toujours sage et modeste ; et la comparaison n'ayant d'autre effet que de donner plus d'éclat, ou plus de nerf à la pensée, elle porte avec elle un air de prétention, qui s'accorde rarement avec la gravité de ce genre d'écrire. On passe à un jeune militaire un équipage, qui siéroit siérait mal à un ancien magistrat. Par cette raison, les comparaisons sont plus fréquentes et figurent mieux dans la narration poëtique poétique , que dans les récits en prose.

Mais, reprit Timagène, dans ceux-ci on admet souvent le parallele parallèle , qui n'est qu'une comparaison continuée.

D'accord, répartit Euphorbe ; mais, dans le premier, l'utilité l'emporte sur l'agrément ; et, dans la seconde, l'agrément sur l'utilité. Si vous y faites attention, vous verrez que le parallele parallèle tient beaucoup du portrait et du caractere caractère . Que se propose, en effet, l' Auteur auteur , dans ces comparaisons suivies ? De donner une connoissance connaissance claire et parfaite d'un objet, par sa ressemblance, ou sa différence avec un autre. Ce sont, à proprement parler, deux portraits qu'il rapproche & & et 51 Dédoublement de l'ampersant dans l'édition originale, sans doute en lien avec de la fin de la ligne qui se trouve à cet endroit. qui se communiquent mutuellement une nouvelle lumiere lumière . Le parallele parallèle a donc les mêmes droits que le portrait, puisqu'il procure les mêmes avantages. En conséquence, nos bons Auteurs auteurs en fournissent plusieurs modèles. Tel est celui du Roi roi de Suéde Suède et de Pierre-le-Grand, dans la vie de Charles XII La Vie de Charles XII .52 L'Histoire de Charles XII, roi de Suède, comme est le titre exact, est un ouvrage de Voltaire datant de 1730 (voir bibliographie). Charles était illustre par neuf années de victoires, Pierre Alexiowitz, par neuf années prises pour former des troupes égales aux troupes Suédoises ; l'un, glorieux d'avoir donné des Etats, l'autre, d'avoir civilisé les siens ; Charles, aimant les dangers, et ne combattant que pour la gloire, Alexiowitz, ne fuyant point les périls, et ne faisant la guerre que pour ses intérêts ; le monarque Suédois, libéral par grandeur d'ame, le Moscovite, ne donnant jamais que par quelque vue ; celui-là, d'une sobriété et d'un continence sans exemple, d'un naturel magnanime, et qui n'avait été barbare qu'une fois ; celui-ci, n'ayant pas dépouillé la rudesse de son éducation et de son pays, aussi terrible à ses sujets qu'admirable aux étrangers, et trop adonné à des excès qui ont même abrégé ses jours. Charles avait le titre d'Invincible, qu'un moment pouvait lui ôter : les nations avaient déjà donné à Pierre Alexiowitz le nom de Grand, qu'une défaite ne pouvait lui faire perdre, parce qu'il ne le devait pas à des victoires. Vous m'avouerez que ces traits ainsi opposés et réunis dans un même tableau, deviennent plus saillans saillants , et nous donnent une idée plus nette des personnages qu'on veut nous faire connoître connaître .

L' Auteur auteur qui vous a fourni ce parallele parallèle , continua Timagène, nous en a donné un autre dans la Henriade La Henriade , qui m'a toujours paru bien frappé. C'est celui des deux fameux ministres, Richelieu et Mazarin.

53 Henr. ch. 7.Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi ; Mazarin souple, adroit et dangereux ami : L'un fuyant avec art, et cédant à l'orage ; L'autre, aux flots irrités opposant son courage : Des princes de mon sang ennemis déclarés : Tous deux haïs du peuple, et tous deux admirés : Enfin par leurs efforts ou par leur industrie Utiles à leurs rois, cruels à la patrie.54 On trouve dans l'original, ici, et contrairement à la pratique dans le reste du texte, des guillemets suivis dans une citation de vers.

J'admire, avec vous, répartit Euphorbe, la richesse et l'exactitude de ce parallele parallèle  ; mais, en vérité, je ne sçaurais saurais vous passer le dernier vers. Il me paroît paraît choquer toutes les idées reçues. Que veut dire, être utile à son roi, et cruel à sa patrie ? Quand il s'agit des devoirs, roi, état, patrie, sont des termes synonimes synonymes . Un royaume est une grande famille, dont le souverain est le pere père  ; et, comme tel, il en est le représentant et en posséde possède tous les droits. Voilà la source de l'obligation où sont les sujets de donner leur vie pour leur souverain. S'il cessoit cessait de l'être, cette obligation ne subsisteroit subsisterait plus, parce qu'il ne seroit serait plus un même objet avec la patrie, qui a sur nous des droits naturels et inviolables. Au reste, quoi qu'il en soit de cette question, elle n'excuse point votre Auteur auteur . Par malheur pour lui, il s'agit dans l'endroit que nous discutons de deux princes, dont l'un a mérité de la postérité le surnom de Juste, et l'autre, celui de Grand. Si l' Auteur auteur eût dit ; utiles aux tyrans, cruels à la patrie, la pensée auroit aurait blessé la vérité de l'histoire ; mais elle auroit aurait été plus aisée à concevoir. D'ailleurs, la plupart des Auteurs auteurs qui ont parlé de ces deux grands ministres, nous en ont laissé une idée bien différente. Sans dissimuler leurs vices, ils louent leurs projets, et les services qu'ils ont rendus à l'état. Amelot de La Houssaye n' étoit était pas prodigue de louanges, vous le sçavez savez . Voici ce qu'il dit du cardinal de Richelieu, dans ses notes sur Tacite.55 Ann. de Tac. l. 6. Qu'un ministre soit ambibieux ambitieux , jaloux, vindicatif, et quelquefois trop rigoureux, ainsi qu'on l'a reproché à M. le cardinal de Richelieu, il sera néanmoins digne de ce poste, et même préférable à tout autre, s'il a toutes les qualités qu'avait ce ministre, l'intelligence, la fermeté, la vigilance, l'activité, le discernement des esprits, la prévoyance, enfin la même promptitude à récompenser les services rendus à l'état, qu'à punir, sans miséricorde, les trahisons, les conspirations, les révoltes et les autres crimes de lèse-majesté. Dans la vie de Louis XIII Vie de Louis XIII , par le P. Père Griffet56 Troisième vol. an. 1642., vous trouverez, sur le ministere ministère de ce fameux cardinal, le suffrage de deux hommes éclairés dans cette matiere matière . L'un est le comte-duc d'Olivarès, qui avoua à l'ambassadeur de France avoir souvent déclaré au Roi d'Espagne, que son plus grand malheur venait de ce que le Roi de France avait le plus habile ministre qui eût paru depuis mille ans dans la chrétienté ; et, que pour lui, il consentirait volontiers, que l'on imprimât tous les jours des bibliothèques entières contre lui, pourvu que les affaires de son maître fussent aussi bien conduites que celles du Roi très chrétien. Le second, est le Tzar Pierre-le-Grand, qui à la vue du tombeau de ce ministre s'écria : Grand homme, si tu étais encore vivant, je te donnerais tout à l'heure la moitié de mon empire, à condition que tu m'apprendrais à gouverner l'autre. De pareils éloges laissent-ils soupçonner que Richelieu ait été nuisible à la France ? Ce qu'en dit le président Hénault, est encore plus décisif.57 Abr. Chr. an. 1642. Qu'il puisse y avoir un homme, né assez grand et assez ennemi de lui-même pour s'occuper tout entier de l'administration d'un royaume, où il est également craint et de celui qu'il sert et de ceux qu'il soumet ; en vérité, c'est un problème qu'il n'appartient qu'aux passions de résoudre, ou un amour du bien public fort au-dessus de l'humanité. Venons au cardinal Mazarin. L' Auteur auteur de la vie de Louis XIV La Vie de Louis XIV termine ainsi le portrait de ce ministre étranger.58 Reboulet, troisième vol. p. 262. Les personnes sensées le regrettèrent sincèrement et de bonne foi, comme un homme qui avait rendu de très grands services à l'état, et dans lequel, à tout prendre, il y avait beaucoup plus de bien, que de mal. Enfin M. de Fénelon fait, en un seul trait, la critique la plus juste et l'éloge le plus vrai de ces deux hommes illustres, lorsqu'il met ces mots dans la bouche du cardinal de Richelieu, parlant au cardinal Mazarin dans les champs Elisées Champs-Élysées  : 59 Dialogue des morts.Nous servions tous deux l'état : en le servant, nous voulions l'un et l'autre tout gouverner. Dans tout cela, je vois de l'ambition et d'autres vices condamnables ; mais je n'y vois point de cruauté envers la patrie.

Peut-être, interrompit Timagène, le poëte poète veut-il dire seulement par ces expressions, que tous deux ils abaisserent abaissèrent les grands, et qu'ils furent haïs du peuple.

Tenir les grands dans les bornes légitimes, répondit Euphorbe, c'est assurer la tranquillité de l'état ; et un homme sensé ne prend point pour régle règle la haine d'un peuple aveugle, qui souvent déchire la main qui le défend, et bénit celle qui l'opprime, en le flattant.

Pour le coup, reprit Timagène, vous vous échauffez à votre tour, et jusqu'à vous écarter de l'objet de notre conversation. Je suis bien aise de voir que vous me ressembliez quelquefois.

Il est vrai, répartit Euphorbe, je suis François Français  : j'aime mon souverain ; et je ne puis me persuader que l'aimer, ce ne soit pas aimer ma patrie. C'est-là C'est là ce qui m'a un peu indisposé contre les vers que vous m'avez récités, quelque mérite qu'ils aient d'ailleurs : car l'exactitude & et la délicatesse des sentiments l'emporteront toujours sur les grâces du stile style et sur le brillant des pensées. Ces dernieres dernières sont cependant un des plus beaux ornemens ornements du récit. Elles enrichissent la diction, réveillent l'attention, et préviennent le dégoût et l'ennui. La belle verdure de ce boullaingrain boulingrin 60 C'est un parterre gazonné dans un jardin seroit serait moins agréable à l' œuil œil , sans ces milliers de fleurs dont elle est émaillée.

Je crois, dit alors Timagène en riant, que vous devez être content de nous sur ce point. Tous nos écrits sont abondamment pourvus de pensées brillantes : on en trouve jusques dans les annonces des livres. Nous en faisons commerce, et nous ne donnons point lieu de craindre la banqueroute.

Ce commerce a pourtant ses dangers, reprit Euphorbe : on court de grands risques, si on les prodigue inutilement et sans goût. Dans tel endroit une pensée délicate figure bien, où une pensée grande et noble seroit serait déplacée : celui-là en veut de naturelles et de simples. Il est même des récits qui n'en admettent que d'une ou de deux especes espèces , et rejettent les autres.

Les pensées délicates, dont vous venez de parler, poursuivit Timagène, si je ne me trompe, sont celles qui renferment un grand sens en peu de mots, et qui font concevoir à l'esprit plus d'objets qu'elle n'en expriment ; par exemple, ce vers de Virgile si connu,

61 Faute pardonnable, si les Dieux des enfers savaient pardonner.4. lib. Georg. Ignoscenda quidem, scirent si ignoscere manes.

Ce seul vers produit en nous la compassion pour Orphée, la terreur par rapport aux Dieux, et nous fait conclure, qu'il n'est point de faute légere légère , quand il s'agit de leur désobéir.

Vous pourriez ajouter à cette pensée, répartit Euphorbe, celle de M. de la Rochefoucaud Rochefoucauld , lorsqu'il dit dans ses maximes, que le soleil et la mort ne se peuvent regarder fixement. Ne concevez-vous pas, dans cette seule phrase, que, d'un côté, les feux éclatans éclatants du soleil blessent notre prunelle ; que, de l'autre, le spectre hideux de la mort jette l'horreur et l'effroi dans notre ame âme  ; mais que, comme l'aigle arrête un œuil œil immobile sur l'astre du jour, aussi quelques ames âmes privilégiées voient avancer le trépas, sans s' allarmer alarmer . Je sçais sais que les rapports ici ne sont pas tout-à-fait tout à fait exacts ; mais ce léger défaut ne nuit point à la fécondité de la pensée.

Je ne vois rien de plus délicat, répliqua Timagène, que la réponse d'un paysan à Louis XIV, rapportée par Rousseau, dans son Ode au comte de Sinzindorf Sinzendorf .62 Il s'agit d'une ode écrite par Jean-Baptiste Rousseau pour Philipp Ludwig Wenzel von Sinzendorf, comte de Sinzendorf-Neuburg (1671-1742), ambassadeur d’Autriche en France sous Louis XIV. Vous rappelleriez-vous les vers ? ils m'ont échappé.

Oui, répondit Euphorbe : les voici.

Ecoutez la leçon d'un Socrate sauvage, Faite au plus puissant de nos rois. Pour la troisième fois du superbe Versailles Il faisait aggrandir le parc délicieux : Un peuple harasse, de ses vastes murailles Creusait le contour spacieux. Un seul contre un vieux chêne appuyé, sans mot dire Semblait à ce travail ne prendre aucune part : A quoi rêves-tu là ? dit le prince. Hélas, Sire, Répond le champêtre vieillard, Pardonnez ; je songeais que de votre héritage Vous avez beau vouloir élargir les confins : Quand vous l'aggrandiriez trente fois davantage, Vous aurez toujours des voisins.

Quelle foule de reflexions, s'écria Timagène, offre à l'esprit ce seul dernier vers, sur la vaine gloire des princes, sur ses effets par rapport aux peuples, sur l'inutilité de leur luxe et sur leur faiblesse au milieu de tant de puissance !

Cette pensée, reprit Euphorbe, joint à la délicatesse un autre avantage. Elle est naturelle ; et la simplicité de l'expression met cette belle nature dans tout son jour.63 Desit: Commenter belle nature. C'est surtout dans les anciens que nous en trouvons de ce genre. Ils cherchoient cherchaient moins l'esprit, et par-là par là ils arrivoient arrivaient plus sûrement à la perfection. J'admire toujours cette réflexion de Tite-Live, à l'occasion de Brutus qui condamne à mort ses enfants 64 Qui spectator erat amovendus, eum ipsum fortuna exactorem supplicii dedit. T. Liv. Dec. I. lib. 2.  : la fortune voulut qu'il ordonnat un supplice, dont il n'aurait pas dû être même le spectateur. Nous trouvons dans notre ame âme un témoin qui applaudit à la vérité de cette pensée : et c'est là la pierre de touche du naturel. L'affectation est le vice le plus opposé à cette espece espèce de mérite. Elle nous conduit aux pensées froides et recherchées. On veut dire quelque chose de singulier, et on tombe dans le ridicule : témoin cette pensée du cardinal de Rets cardinal de Retz 65 Mém. chant. 2., Vous ne serez pas surprise de ce qu'on le fut de la prison de M. de Beaufort ; et cette autre du Tasse, qui dit des pleurs d'Armide :66 Jer. déliv. chant. 4. Ces larmes, quoique froides et humides, produisirent un effet pareil à celui de la flamme : elles embrasèrent le cœur de mille guerriers. L'amour est fécond en prodiges : il fait brûler dans l'onde, et tirer des flammes de la glace. Fût-il jamais rien de plus froid que tout cela ?

67 Desit:ref.

Cette derniere dernière idée, répliqua Timagène, a bien du rapport avec celle d'un poëte poète François français , qui dit de S. Saint Louis lorsqu'il débarqua près de Damiette ;

Louis impatient saute de son vaisseau : Le beau feu de son cœur lui fait mépriser l'eau.

C'est-là C'est là , à coup sûr, du stile style précieux ; et j'aime bien mieux cette pensée de la Fontaine La Fontaine , en parlant d'un mort qu'on alloit allait mettre en terre ;

..... ... Vêtu d'une robe, hélas, qu'on nomme bière, Robe d'hiver, robe d'été, Que les morts ne dépouillent guère.

Voilà, sans contredit, du naturel et du vrai. Mais vous venez de dire, il n'y a qu'un moment, que certains récits n' admettoient admettaient pas toutes sortes de pensées. Il me semble néanmoins que les exemples qui se sont présentés à notre esprit, sont à peu près dans tous les genres.

Aussi est-il vrai, repartit Euphorbe, que les pensées naturelles et délicates sont bien venues bienvenues par-tout partout . Il n'en est pas de même de celles qui sont nobles et grandes. Comme elles doivent être proportionnées à la matière68 Ailleurs dans l'Essai sur le récit, même dans cet entretien (par exemple page 285), Bérardier omet l'accent dans 'matière'. qu'on traite, elles ne trouvent point de place dans les récits badins, simples, ou plaisans plaisants , tels que ceux de la fable, de la conversation, de la comédie, et autres semblables.

Je ne reconnois reconnais plus le sage et naïf la Fontaine La Fontaine , lorsqu'en parlant de deux chevres chèvres qui s'obstinent à passer ensemble sur un pont trop étroit, il ajoute,

Je m'imagine voir avec Louis-le-Grand, Philippe quatre qui s'avance Dans l'isle de la Conférence.

Prodiguer ces grandes idées pour un objet aussi mince, c'est revêtir un nain de l'armure d'un géant.

Vous ne porterez pas, sans doute, le même jugement, poursuivit Timagène, d'une autre réflexion du même fabuliste, lorsqu'au sujet d'une poulle poule qui mit la discorde entre deux coqs, il s'écrie,

Amour, tu perdis Troye, et c'est de toi que vint Cette querelle envenimée, Ou du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint.

Il y a une grande différence entre ces deux exemples, reprit Euphorbe. Dans celui-ci la réflexion semble naître tout naturellement du sujet ; ce qui n'est pas dans l'autre. Par cette raison, le ton de grandeur que l'on donne à cette pensée, que vous avez rapportée, se trahit au premier coup-d'œuil coup d'œil , et l'on reconnoît reconnait aisément un sublime affecté, qui ne contribue qu'à rendre la narration plus plaisante. La premiere première , au contraire, paroît paraît amenée dans cet endroit malgré elle, et l'on est porté à croire que l' Auteur auteur compare sérieusement des objets si disproportionnés. Jamais il n'y eut aucune analogie, même plaisante, entre la démarche de deux chevres chèvres , et l'entrevue de deux grands monarques.

Ce que vous dites ici, continua Timagène, me rappelle d'avoir vu autrefois beaucoup de ces allusions dans Ciceron. Il y en a une, entr'autres, où il compare les festins de Verrès Verres à la journée de Cannes, et qui est tout-à-fait tout à fait propre à peindre l'indécence et la grossiéreté grossièreté de ces plaisirs familiers au prêteur préteur romain69 Itaque exitus erant ejusmodi, ut alius inter manus e convivio, tanquam e prelio auferretur, alius tanquam occisus relinqueretur, [p275] plerique fusi sine mente ac fine ullo sensu jacerent, quivis ut cum aspexisset, non se pretoris convivium, sed Cannensem pugnam nequiriæ videre arbitraretur. In Ver. lib. 5. n. 28. .Telle étoit, dit-il, l'issue de ces repas. On emportoit celui ci de table, comme on emporte de la mêlée un soldat blessé : celui-là étoit laissé pour mort : plusieurs demeuroient étendus sur la place, sans connoissance ni sentiment. Enfin, si vous étiez entré dans cette salle, vous n'auriez jamais cru voir le festin d'un prêteur préteur , mais une nouvelle bataille de Cannes, où l'on faisoit assaut de débauches.70 Les guillemets finaux manquent dans l'original et ont été suppléés. Je ne vois rien qui réussisse mieux à égayer le stile style , que cet artifice qui rapproche un objet grand et noble, d'un autre petit, ou même méprisable. Je m'imagine voir un enfant monté sur des échasses. Avec ce secours, il paroît paraît plus grand que ceux qui l'environnent ; mais cette élévation fait mieux remarquer sa petite taille, et la rend encore plus ridicule.

Vous avez assurément raison, ajouta Euphorbe : mais il faut être sobre et réservé dans l'usage de ce sublime ironique. C'est une exception qui confirme la régle règle générale, en vertu de laquelle le sublime et le grand sont bannis des petits sujets.

Puisque vous parlez du sublime, répliqua Timagène, je ne sais si je m'en suis formé une idée juste. C'est, selon moi, une pensée, un sentiment, une image qui m'élève au-dessus de moi-même, et qui m'avertit de ma propre grandeur. Ainsi, lorsqu'Horace dit de l'homme juste, si l'univers s'écrouloit, ses débris le frapperoient, sans l'étonner71 Si fractus illabatur orbis, Impavidum ferient ruinæ. Hor. l. 3. od. 3. 72 L'appel à la note manque dans l'original et a été suppléé., je sors, pour ainsi dire, de moi-même ; je me place à côté de ce juste, et je deviens le rival de sa fermeté.

Je voudrois voudrais ajouter à votre définition, reprit Euphorbe, que cette pensée, ce sentiment, cette image doivent être revêtus de l'expression qui leur convient. Le verbiage est ennemi du sublime. Plus l'expression est simple et serrée, moins elle obscurcit son éclat. Un poëte poète latin moderne a imité cette belle pensée d'Horace, ou plutôt il l'a paraphrasée. Voici comme il s'exprime.

Seu pelagus super, Seu fulminantis porta tonet poli, Stabis, repentinamque mundi immobilis excipies ruinam.73 Au milieu des flots irrités, sous les coups de la foudre, vous serez immobile, et la chute subite du monde entier ne vous ébranlera pas. Sarbievius, l. 2. od. 16. 74 L'appel à la note manque dans l'original et a été suppléé.

Lequel de ces deux morceaux, je vous prie, a l'avantage sur l'autre ?

Je vois dans le dernier, répondit Timagène, bien de la pompe et des prétentions ; mais je vous avoue qu'il me frappe moins que le premier ; peut-être parce qu'on s'efforce trop de le faire. Il y a bien moins d'appareil dans ce mot de l' Ecriture Sainte Écriture sainte , cité par Longin lui-même, fiat lux, et facta est lux75 Gen. c. 1. v. 3.  ; Dieu dit, que la lumiere lumière soit faite, et la lumiere lumière fut faite : dans cet autre, mare vidit et fugit76 Psal. 113. v. 3. ; la mer vit le Seigneur, et prit la fuite ; enfin, dans cette courte phrase, qui nous donne une si grande idée des conquêtes d'Alexandre77 1. Machab. c. 1. v. 5., siluit terra in conspectu ejus ; la terre se tut en sa présence. Cependant, quoi de plus magnifique et de plus sublime que tout cela ?

Telle est l'idée qu'ont eu du sublime, poursuivit l'Euphorbe, tous les gens de goût, et en particulier la Bruyere La Bruyère 78 Caract. Charactères, ch. 1.. Le sublime, dit-il, ne peint que la vérité, mais en un sujet noble  : ; il la peint toute entiere entière , dans sa cause et dans son effet ; il est l'expression, ou l'image la plus digne de cette vérité.79 La ponctuation en cet endroit a été modifiée, dans le texte de lecture, dans un souci de clarté par rapport à la structure tripartite de la phrase. Les esprits médiocres ne trouvent point l'unique expression, et usent de synonymes. Les jeunes gens sont éblouis de l'éclat de l'antithèse, et s'en servent. Les esprits justes, et qui aiment à faire des images qui soient précises, donnent naturellement dans la comparaison et la métaphore. Les esprits vifs, pleins de feu, et qu'une vaste imagination emporte hors des régles règles & et de la justesse, ne peuvent s'assouvir de l'hyperbole. Pour le sublime, il n'y a, même entre les grands génies, que les plus élevés qui en soient capables.

J'ai pourtant une petite difficulté à vous faire ici, répliqua Timagène. Tout le monde connoît connaît et admire le sublime endroit où Racine a traduit ce verset d'un Pseaume Psaume 80 Ps. 36., Vidi impium superexaltatum et elevatum sicut cedros Libani ; et transivi, et ecce non erat ;

81 Esther, Sc. dern.J'ai vu l'impie adoré sur la terre. Pareil au cèdre il cachoit dans les cieux Son front audacieux : Il sembloit à son gré gouverner le tonnerre ; Fouloit aux pieds ses ennemis vaincus, Je n'ai fait que passer, il n'étoit déjà plus.

Voilà, ce me semble, bien de la magnificence, et même de l'abondance, dans l'expression. Ces vers n'en sont cependant pas moins sublimes.

C'est-à-dire, le dernier, repartit Euphorbe. Ceux qui le précédent précèdent , ne sont qu'une espece espèce de préparation faite pour nous amener à cette pensée. Je n'ai fait que passer, il n'étoit déjà plus, dans qui réside principalement le sublime. Aussi voyez-vous qu'elle est renfermée dans un seul vers : et s'il étoit était permis d'enchérir sur un aussi grand poëte poète , j' ajouterois ajouterais , qu'il pouvoit pouvait peut-être lui donner plus de force, en resserrant encore son expression, et en disant simplement, je passe, il n' étoit était plus.

Mais enfin, interrompit Timagène, n'est-il donc jamais permis d'employer dans le sublime, la richesse du stile style  ? L'exorde de l'oraison funèbre du vicomte de Turenne, semble prouver le contraire. Rien de plus sublime et de plus orné en même-temps même temps que ce morceau : 82 Fléchier, Or. Fun Oraisons funèbres . Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues ; des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous ses habitants ; ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles : un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d'une voix entrecoupée de sanglots, que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s'écrierent : comment est mort cet homme puissant, qui sauvait le peuple d'Israël ? A ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs ; les voûtes du temple s'ébranlèrent ; le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : comment est mort cet homme puissant, qui sauvoit le peuple d'Israël ? Peut-on dire que ce coloris brillant soit ici déplacé ?

Je n'ai point prétendu, reprit Euphorbe, que les ornements du stile style fussent incompatibles avec toute sorte de sublime ; mais seulement qu'il ne faut pas les y admettre toujours, et sans réserve. Permettez moi d'expliquer ma pensée. L'objet du sublime doit être grand et noble. Rappellez-vous ce que nous avons dit, il n'y a qu'un moment, de la bassesse, que nous avons partagée en deux classes. Nous distinguons aussi, dans les objets, deux especes espèces de grandeur ; l'une qui leur est naturelle, et qui fait impression sur tout homme, parce qu'il est homme ; l'autre qui est fondée sur une opinion assez générale, & et qui peut changer avec les temps & et les lieux. Dans le premier rang, je place tout ce qui a rapport à Dieu, aux vertus, sur-tout surtout à la générosité, à la clémence, aux mépris de la mort, à l'amour de la patrie, &c etc . Lorsque le sublime s' éléve élève sur de pareils fondements, je suis convaincu qu'il doit négliger tous les ornemens ornements de l'art ; ou du moins en employer si peu, qu'ils ne puissent lui nuire. Ainsi, dans ces quatre beaux vers de l' Athalie Athalie ,

Celui qui met un frein à la fureur des flots, Peut aussi des méchants arrêter les complots : Soumis avec respect à sa volonté sainte, Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte,

la métaphore qui s'y rencontre n'a point assez d'éclat, pour nous empêcher d'admirer l'inébranlable fermeté de Joad, établie sur sa confiance en Dieu. Partout ailleurs, vous verrez une expression simple et sans figures, comme dans ce vers de Corneille, en parlant de Pompée ;

Il s'avance au trépas, Avec le même front qu'il donnoit des états.

La seconde classe renferme des objets que la plupart des hommes admirent par une espece espèce de convention. Tels sont le trône et tout ce qui lui appartient, les combats, certaines passions à qui on a donné des titres de noblesse, comme l'ambition, la vengeance, la fierté, certains crimes même, tels que les conjurations, &c etc . Comme il n'y a dans tout cela qu'une grandeur empruntée, pour la porter au sublime, on peut, on doit même implorer le secours du stile style . L'exemple que vous avez cité de Racine me servira de preuve. Ces vers,

J'ai vu l'impie adoré sur la terre ; Pareil au cédre, il portoit dans les cieux Son front audacieux ; Il sembloit à son gré gouverner le tonnerre, Fouloit aux pieds ses ennemis vaincus,

n'expriment que cette pensée, vraie & et belle, mais simple, j'ai vu l'impie fier & et insolent dans la prospérité. Pour l'élever, il a donc fallu l'orner de tout ce que la diction a de plus riche. C'est ce qui m'a fait dire, que le sublime de ce morceau résidoit résidait dans le dernier vers. En effet, la promptitude avec laquelle s'évanouit ce colosse, par le souffle de Dieu, voilà ce qui attire mon admiration ; et il suffit de me le dire, sans aucune recherche dans les termes. Appliquons la même régle règle à l'exorde de M. Flechier. La désolation qu'entraîne la mort d'un grand homme est un objet triste et intéressant, mais qui n'est point sublime. Delà De là cette espece espèce de décoration, dont l'orateur l'a revêtu, pour le rendre digne de notre admiration. J' espere espère que vous me pardonnerez maintenant ma façon de penser.

Vous pardonner, lorsque vous m'éclairez, répliqua Timagène ! eh bien, je m'appliquerai donc ce dernier vers de Cinna Cinna  ;

Auguste à tout appris, & veut tout pardonner.

Vous voyez que je plaisante dans le genre sublime. Car si quelque sentiment le fût jamais, c'est celui-ci.83 Vérifier fût. En l'examinant, selon les régles règles que nous venons de détailler, j'y trouve une expression naturelle & et concise : et la pensée fait naître en moi cette admiration tendre, qui n'est dûe due qu'à l' héroisme héroïsme porté à son comble. Delà De là il est aisé de conclure que cette admiration est la vraie différence entre le sublime & et le simple pathétique, qui fait couler des pleurs, sans élever l' ame âme au-dessus d'elle-même.

Elle ne distingue pas moins le sublime, ajouta Euphorbe, d'avec la pensée noble. Celle-ci a de la grandeur ; mais elle ne produit point cette surprise ravissante, qui ne peut venir que du premier. Lorsque Velleius Paterculus84 Marcus Velleius Paterculus (~19 av. - ~31 ap. J.-C.) est l'auteur d'une Histoire Romaine (Historiarum Libri Duo). dit, en parlant de Ciceron : Nous devons à ce grand orateur, de n'avoir point cédé la gloire du génie à ceux que nos armes avaient vaincus ; 85 Vir ingenio maximus, qui effecit ne quorum arma viceramus, eorum ingenio vinteremur. cette pensée assurément a de la noblesse : elle est digne du sujet qu'on veut louer ; mais elle n'a rien qui étonne l'esprit. Ce n'est donc qu'une pensée grande & et ingénieuse.

Si les pensées nobles et grandes, comme vous l'avez remarqué, continua Timagène, ne sont point admises dans les sujets simples & et badins, à plus forte raison le sublime doit en être banni, à moins qu'il ne soit ironique & et burlesque. Je croirois croirais même que le stile style grave & et modéré de l'histoire, devroit devrait l'exclure aussi de cet cette espece espèce de récit.

Je ne suis pas tout à fait de votre avis, reprit Euphorbe. Nous avons dit, il y a quelques jours, que l'historien doit accommoder son stile style au sujet qu'il traite. Si l'on exige que celui de l'histoire soit simple, c'est dans les sujets ordinaires & et communs. Lorsque la matiere matière l'exige, il doit s'échauffer & et s'élever : il peut même atteindre le sublime. Ces circonstances sont rares, j'en conviens ; mais elles ne sont pas sans exemple. L'écriture sainte86 Desit: incohérence. pourroit pourrait seule nous en fournir assez : mais comme ce livre divin est plus fait pour régler notre conduite & et nos mœurs, que nos écrits, cherchons-en ailleurs. M. Bossuet, dans son histoire universelle Histoire universelle , est presque sublime partout ; témoin, cette phrase 87 Premiere épo. Première époque, p. 9. : La terre commence à se remplir, et les crimes s'augmentent. Cain, le premier enfant d'Adam et d'Eve, fait voir au monde naissant la premiere action tragique ; et la vertu commence dès lors à être persécutée par le vice : Et cette autre, où parlant d'Auguste & et de ses victoires, il dit88 Neuvième épo. Neuvième époque, p. 101. ; : La Pannonie le reconnoît ; la Germanie le redoute ; et le Véser reçoit ses loix. Victorieux par mer et par terre, il ferme le temple de Janus. Tout l'univers vit en paix sous sa puissance, et Jésus Christ vient au monde. N'est-ce pas atteindre le sublime, que de dire avec Tacite, en racontant ce qui suivit la mort de Germanicus 89 Funus sine imaginibus et pompa, per laudes et memoriam virtutum ejus celebre fuit. Ann. Annales, l. 2. ; ses funérailles n'eurent point d'autre appareil ni d'autre pompe que sa gloire et le souvenir de ses vertus ? Y a-t-il moins de grandeur dans l'endroit où l'abbé de Vertot décrit la retraite de la régente de Portugal, mere mère d'Alphonse VI ? Désabusée alors, dit-il, des vaines grandeurs de la terre, elle ne parut plus occupée que de celles que les hommes ne peuvent ôter..... Princesse d'un génie supérieur, & et qui eut les vertus de l'un & et l'autre sexe. Elle fit éclater sur le trône toutes les grandes qualités d'une souveraine ; et il sembla qu'elle eut oublié dans sa retraite, qu'elle eût jamais régné90 Révol. de Portugal Révolution de Portugal , pag. 350.. Je pourrois pourrais vous rapporter cent autres traits du même genre.91 La signalisation graphique des citations et des notes est quelque peu incohérente, dans ce paragraphe de l'édition originale, et a été régularisée ici.

Il y en a un dans la vie de S. Saint Basile, ajouta Timagène, qui m'a toujours semblé admirable. Ce grand homme interrogé sur sa foi par le préfet Modeste, lui parla avec une fermeté digne de sa religion et de son caractere caractère . Je n'ai jamais trouvé personne, dit le préfet étonné, qui m'ait répondu de la sorte : peut-être aussi, répondit le saint prélat, n'avez-vous jamais rencontré un évéque. Si ce n'est pas là du sublime, je me trompe fort.

Il est aisé à reconnoître reconnaître , repartit Euphorbe : & et quand le dialogue l'accompagne, comme dans l'exemple que vous apportez, il lui donne encore plus de saillie. En effet, il y a certains traits frappans frappants où l'auteur d'un récit doit laisser parler ses acteurs, pour conserver aux pensées toute leur force et leur grâce ; ou du moins rapporter leur entretien, & et même leurs expressions, par le moyen du dialogue indirect.

Je dois à Horace, reprit Timagène, de m'avoir fait connoître connaître la différence du dialogue direct, et de l'indirect. La satyre satire troisieme troisième du second livre est un dialogue direct entre le poëte poète & et le philosophe Damasippe ; et celui-ci emploie l'indirect, pour raconter la fable du bœuf et de la grenouille.92 Lib. 2. Sat. 3. v. 313. Au reste, ce dernier me paroît paraît plus difficile que l'autre, à cause de la répétition éternelle des liaisons, qui embarasse souvent l'écrivain, & et fatigue le lecteur. C'est sans doute par cette raison, qu'Horace les a supprimées, ainsi que la Fontaine La Fontaine qui a imité de lui cette fable.

Si le dernier est plus difficile, poursuivit Euphorbe, c'est l'affaire de l' Auteur auteur  : mais il est certain qu'il a quelque chose de plus naturel, & et qu'il est plus commun que le premier, sur-tout surtout dans les récits sérieux. Un seul exemple, que nous fournit Quinte-Curse Quinte-Curce ,93 Il s'agit de Quinte-Curce (Quintus Curtius Rufus), historien romain ayant vécu sans doute au premier siècle après J.-C. peut nous faire concevoir quel ornement il leur prête. Abdalonyme, tiré par Alexandre du sein de la misere misère , pour monter sur le trône de Sidon, paroît paraît devant ce conquérant. L'historien pouvoit pouvait dire, que ce prince lui ayant demandé comment il avoit avait supporté son infortune, le nouveau roi lui avoit avait témoigné qu'il craignoit craignait bien plus de plier sous le poids de la couronne, que sous celui de la pauvreté. Ce fait, qui paroît paraît ainsi dans sa simplicité, a quelque chose de bien plus piquant lorsqu'on nous rapporte l'entretien de ces deux personnages, & et que nous assistons, pour ainsi dire, à leur conversation94 Q. Curt. l. 4.. Libet scire, inquit Alexander, inopiam qua patientia tuleris. Tum ille ; utinam, inquit, eodem animo regnum pati possim ! hæ manus suffecere desiderio meo. Nihil habenti, nihil defuit. M. Rollin traduit ainsi ce dialogue.95 Hist. Anc. Histoire ancienne, l. 14. sec. 6. Je voudrois voudrais bien savoir, dit Alexandre, avec quelle patience tu as porté ta misere misère . Plaise aux Dieux, répondit-il, que je puisse porter cette couronne avec autant de force. Ces bras ont fourni à tous mes désirs, & et tandis que je n'ai rien eu, rien ne m'a manqué.

Si le dialogue indirect réussit bien dans les sujets sérieux, répliqua Timagène, vous m'accorderez aussi que le direct a des graces grâces infinies, sur-tout surtout dans un genre d'écrire plus gai & et plus léger. Pour moi, je ne vois rien de plus délicat, que le dialogue d'Acanthe & et de Pégase. L' Auteur auteur , au lieu de détailler gravement les vertus et les victoires de Louis-le-Grand, et de célébrer la rapidité de ses conquêtes, saisit l'occasion d'un voyage qu'il devoit devait faire avec le roi : & et , dans la nécessité où il étoit était de trouver un cheval, il imagine un entretien entre lui & et le coursier des muses. Cette fiction ingénieuse répand dans l'éloge qu'il fait, tout le sel et tout l'agrément imaginable. J'ai transcrit ces jours-ci sur mes tablettes, ce joli morceau.

ACANTHE. A mon secours, Pégase, en ce besoin extrême : Il me manque un cheval ; il faut suivre le Roi. PEGASE. Le suivre ! Et quel moyen ? Je ne le puis moi-même, [p.291]Non plus que ton bidet, ou ton grand palefroi. ACANTHE. Tu suivis toutefois le diligent Achille Dans le cours glorieux de ses hardis exploits. PEGASE. D'accord : mais en dix ans il prenoit une ville : En prit-il jamais quatre en la moitié d'un mois ? ACANTHE. Et le fameux César, qui presque sans combattre, Venoit, voyoit, vainquoit, ne le suivois-tu pas ? PEGASE. Jamais il n'eut quitté la belle Cléopâtre, Pour venir prendre Dole un jour de Mardisgras. ACANTHE. Mais Alexandre enfin, vite comme un tonerre, Toujours à ses côtés te voyoit galopper. PEGASE. Je le perdais souvent : il alloit tant que terre : Mais quand il s'enivroit, on pouvoit l'attraper. ACANTHE. Je t'entends : rien ne suit un Roi que rien n'arrête, Ni plaisirs, ni douleurs, ni brouillards, ni beaux jours ; Ni calme decevant, ni terrible tempête ; Ni le froid des hivers, ni le feu des amours. Comme toi je l'admire, et ne m'en saurois taire : Sur un si grand sujet on ne peut achever. Mais, adieu ; pour ce coup tu n'es pas mon affaire ; Je veux un vrai cheval, que je puisse crever.

96 Desit: pagination 291.

Vous citez là un homme, reprit Euphorbe, que j' appellerois appellerais volontiers le héros du récit. Le moindre mérite de Pellisson-Fontanier est d'avoir donné une histoire de l'Académie, parfaitement bien écrite. La délicatesse de son esprit et la bonté de son cœur, le dédommageaient abondamment de la difformité de ses traits.97 Paul Pellisson-Fontanier, dit Paul Pellisson (1624-1693), est un homme de lettres et historien français. Mais puisque vous faites registre des dialogues ingénieux, vous pourriez joindre au premier, celui où Patrix raconte un songe qu'il prétend avoir eu. Il est indirect ; et néanmoins vous avouerez qu'il peut servir de modele modèle dans la narration badine. Le voici :

Je rêvois cette nuit, que de mal consumé, Côte à côte d'un pauvre on m'avoit inhumé, Et que n'en pouvant pas souffrir le voisinage, En mort de qualité je lui tins ce langage. Retire toi, coquin ; va pourrir loin d'ici : Il ne t'appartient pas de m'approcher ainsi, Coquin ! me répond-il d'une arrogance extrême, Va chercher tes coquins ailleurs ; coquin toi-même. Ici tous sont égaux : je ne te dois plus rien : Je suis sur mon fumier comme toi sur le tien.98 Le poème est attribué à Pierre Patrix (1585-1672) ; voir Poètes français, ou choix de poésies des auteurs du second et du troisième ordre, des XVe, XVIe, XVIIe, et XVIIIe siècles, avec des notices sur chacun de ces auteurs, éd. par Jean Baptiste Joseph de Champagnac, Mónard et Desenne, fils, 1825, p. 275.

99 Desit: plus d'infos.

Voilà une leçon, dit alors Timagène, plus capable peut-être de faire impression sur les grands, que le meilleur sermon. Cette pensée, que la mort égale les conditions, avoit avait été repétée répétée cent fois : mais le tour de cette conversation lui rend un air de jeunesse, qu'elle avoit avait perdu depuis long-temps longtemps . Vous plaisanterez tant qu'il vous plaira ; je veux donner place à cette petite piece pièce , à la suite de celle que je viens de vous rapporter.

Eh-bien ! répliqua Euphorbe, pour le faire plus aisément, rendons-nous dans mon cabinet. Vous y trouverez tout ce qui vous sera nécessaire pour cela.

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"Cinquième entretien. Suite des ornements du récit" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique. François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794) Christof Schöch Version 0.7, 09/2014

Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://berardier.org en 2010.

Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794) Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter Paris Charles-Pierrre Berton 1776 Format in-12, X-725 pages.

Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.

L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles, abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées, abréviations explicitées).

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CINQUIÈME ENTRETIEN. Suite des ornemens ornements du Récit récit

Euphorbe se promenoit promenait dans une allée sombre, lorsqu'il apperçut aperçut Timagène qui venoit venait à lui. Eh bien ! lui dit-il en l'abordant, votre curiosité est-elle satisfaite ? Ce chef-d'œuvre répond-il à l'idée qu'on vous en avoit avait donnée ? Je sais que vous ne prodiguez pas vos éloges.

Tout difficile que vous me supposez, répondit Timagène, je puis vous dire que j'ai vu un bel ouvrage. Le sujet est la résurrection du Lazare.Voir, pour plusieurs versions de ce sujet pictural, le site Utpictura18, sous la dir. de Stéphane Lojkine, http://galatea.univ-tlse2.fr/pictura/, recherche sujet : ‹ Sujet d’histoire sacrée. La Résurrection de Lazare ›. Le coloris en est riche, le dessein correct, les contours gracieux, l'ordonnance bien entendue ; mais j' aurois aurais desiré un peu plus de feu dans l'action : la dégradation des objets est trop étudiée ; tout y semble fait à la régle règle et au compas ; ce qui jette un peu de froid dans cette belle composition.

Les talens talents sont partagés, repatrit Euphorbe ; et il est bien rare qu'un même homme atteigne la perfection dans toutes les parties de son art. Cette réflexion nous ramène assez naturellement à notre sujet ; car on peut l'appliquer aux ouvrages d'esprit, comme à la peinture, à la sculpture ; en un mot, à tout ce qui peut occuper notre raison. Dans le récit, par exemple, l'un est plein de chaleur, et dans son enthousiasme, néglige tout le reste. Quel Ecrivain écrivain plus animé que le P. Père Maimbourg, dans la description d'une bataille ; mais en même temps, moins solide et moins judicieux ?Il s'agit de Louis Maimbourg (1610-1686), homme d’Église et historien. Il est l'auteur, entre autres, d'une Histoire des croisades pour la délivrance de la Terre Sainte, 1686 (voir bibliographie). L'autre est exact ; mais ne saisit jamais ces traits hardis et ce beau désordre, qui caractérisent souvent la nature. Il est des occasions, où c'est une espece espèce de régle règle de négliger les régles règles . Une grande passion, un mouvement violent doit porter dans le stile style le trouble, dont l' ame âme est agitée. Pacuvius, ami et partisan d'Annibal, soupe avec son fils chez le général Carthaginois carthaginois . Il sort un moment de la salle ; son fils le suit ; et c'est pour lui apprendre qu'il va, pendant son absence, poignarder le vainqueur des Romains, pour faire sa paix avec Rome. Le temps presse : le jeune homme paroît paraît déterminé. Per ego te fili, s'écrie le pere père éperdu Tit. Liv. l. 23, c. 9 Tite-Live, Ab Urbe condita (Histoire romaine), livre 23, section 9 (voir bibliographie). La phrase provient du passage suivant : « Quae ubi uidit audiuitque senex, uelut si iam agendis quae audiebat interesset, amens metu 'per ego te' inquit, 'fili, quaecumque iura liberos iungunt parentibus, precor quaesoque ne ante oculos patris facere et pati omnia infanda uelis'. », quaecumque jura liberos jungunt parentibus, precor quœsoque ...... ... . Le désordre de ces expressions ne convient-il pas merveilleusement au tumulte qu' excitoient excitaient dans le cœur de ce malheureux pere père , la reconnoissance reconnaissance pour un ami, la tendresse pour un fils, le danger pressant de l'un et de l'autre ? Pour réussir dans de pareilles peintures, il faut que l' Auteur auteur se place dans les mêmes circonstances, et ressente les mêmes émotions que ses Acteurs acteurs . Si vis me flere dolendum est primum ipsi tibi Hor. de Arte Poët. v. 102., disoit disait Horace : si vous voulez m'arracher des larmes, commencez par en verser vous-même.

Sur ce pied-là pied là , reprit vivement Timagène, l'imagination de Virgile devoit devait être dans une belle agitation, lorsqu'il composoit composait l'épisode de Nisus et d'Euryale. Jamais situation ne fût fut plus violente. Euryale est déjà entre les mains des ennemis. Nisus, pour dégager son malheureux ami, profite des ténébres ténèbres qui le cachent, et de deux coups de traits renverse deux des plus distingués de la troupe. Volcens, qui la commandoit commandait , furieux de ne pouvoir découvrir la main d'où partent ces coups, veut s'en venger sur Euryale, et fond sur lui l'épée haute. Nisus, à ce spectacle, n'est plus maître de lui même : il se jette à travers l'escadron des Rutules : il s'écrie me me, adsum qui feci, in me convertite ferrum Æn. lib. 9, v. 427. Dans toute autre circonstance, cette façon de parler, seroit serait assurément un phébusC'est-à-dire, serait une façon de parler guindée, trop figurée. Voir Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, 1787-88. inintelligible ; ici c'est l'explosion naturelle d'une passion impétueuse, dont le poëte poète devoit devait éprouver lui-même alors tous les symptomes symptômes . Ce sont là de ces beautés si particulieres particulières à une langue, qu'on ne peut les faire passer dans l'autre ; et je ne sais ce qui pourroit pourrait remplacer dans la nôtre, cette admirable confusion.

Il est vrai, poursuivit Euphorbe, que la sévere sévère exactitude de notre françois français , donne quelquefois des entraves à l'imagination. Elle permet à peine quelques inversions dans la poësie poésie .La question de l'inversion dans les langues anciennes et modernes était fort débattue au XVIIIe siècle. Pour peindre de grands mouvemens mouvements , nous n'avons presque d'autre ressource que ces phrases interrompues, et coupées par des points, dont nos écrivains aujourd'hui usent, ou plutôt abusent, bien souvent. Racine s'en est servi dans Athalie.Acte 3, sc. scène 5. Le grand prêtre Joad avoit avait fait les reproches les plus sanglans sanglants à Mathan, pontife de Baal : celui-ci, dans l'impuissance de se venger, entre dans un une espece espèce de délire furieux, et balbutie ces mots :

Avant la fin du jour..... on verra qui de nous..... Doit..... mais sortons, Nabal.

Au milieu de ces phrases entrecoupées, vous voyez que les termes sont toujours dans leur ordre naturel.

Je crois, que pour rendre en françois français le vers de Virgile, reprit Timagène, on pourroit pourrait faire dire à Nisus, en suivant ce principe ; c'est moi... Rutules... je suis l'auteur du forfait... vangez vengez -vous sur moi... Tout cela est cependant bien moins animé que l'expression du poëte poète latin ; et il faut avouer que chaque langue a des beautés qui lui sont propres. La notre nôtre , par exemple, réussit admirablement dans ce stile style coupé, qu'on emploie si souvent avec succès dans le récit. Un Auteur auteur ingénieux du siécle siècle passé trouve le principe de cette qualité, dans le caractère même de notre nation.Bouhours, Entr. sur la Lang. Franç. Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671) du père Bouhours (voir bibliographie) contiennent un « Second entretien : La langue françoise » ; Eugène y affirme : « [...] le langage suit d'ordinaire la disposition des esprits ; et chaque nation a toujours parlé selon son génie » (p. 92 de l'édition de 1673). Les François Français , dit-il, qui ont beaucoup de vivacité et de feu, ont un langage court et animé. Aussi nos ancêtres, qui étoient étaient plus prompts que les Romains, accourcirent presque tous les mots qu'ils prirent de la langue latine... Au reste, ajoute-t-il, nous avons trouvé le secret de joindre la brièveté, non-seulement non seulement avec la clarté, mais encore avec la pureté et la politesse. Père Bouhours, Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671), « Second entretien : La langue françoise », p. 93-94 de l'édition de 1673 (voir bibliographie). En effet, dans nos bons Auteurs auteurs , la rapidité de l'expression égale celle de l'action. M. Bossuet semble avoir tout le feu du grand Condé, lorsqu'il dit de lui Or. Fun. du Pr. de Condé. Voir Bossuet, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon, Prince de Condé », dans : Recueil des oraisons funèbres prononcées par Jacques-Bénigne Bossuet, Paris : Dupuis, 1691, p. 467-562 (voir bibliographie). : Le voyez-vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort ? Aussi-tôt Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il étoit était animé, on le vit presque en même temps, pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la notre la nôtre ébranlée,C'est-à-dire, soutenir notre aile ébranlée. rallier les François Français à demi-vaincus, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter par-tout partout la terreur, et étonner de ses regards étincelans étincelants , ceux qui échappoient échappaient à ses coups. Quelle vivacité l'abbé de Vertot ne met-il pas dans le récit de la mort du fameux Vasconcellos gouverneur de Portugal, pour le Roi d'Espagne Révol. de Port. pag. 179. Abbé Aubert de Vertot, Histoire de la conjuration du Portugal, Paris : Vve de E. Martin, J. Boudot, E. Martin, 1689 (voir bibliographie). ? Aussi-tôt Aussitôt les conjurés entrerent entrèrent en foule dans la chambre du secrétaire : on le cherche par-tout partout  ; on renverse lits, tables, on enfonce les coffres pour le trouver : chacun vouloit voulait avoir l'honneur de lui donner le Desit: identifier passage chez Vertot. premier coup. Les guillemets initiaux manquent dans l'original. Ces phrases courtes et détachées forment un une espece espèce d'enchantement, qui me transporte sur les lieux : j'y partage tous les mouvemens mouvements des différens différents personnages : j'y prends part au tumulte, à l'agitation, au désordre même qui y règne.

Pensez-vous, interrompit Euphorbe, que nos Auteurs auteurs ayent aient seuls la baguette des fées ? Ils l'ont peut-être empruntée des latins. Du moins ceux-ci savent-ils l'employer dans l'occasion. Un ou deux exemples vont vous en convaincre. Dans l' Andrienne Andrienne de Terence, ne trouve-t-on pas ce récit, aussi naturel qu'il est concis ?

Cependant le convoi s'avance ; nous suivons : on arrive au lieu de la sépulture ; on la met sur le bûcher : on pleure.Funus interim Procedit ; sequimur : ad sepulchrum venimus ; In ignem imposita est : fletur.Térence, Andria (L'Andrienne), acte I, vers 127-130 (voir bibliographie).

Y a-t-il moins de précision dans ce beau morceau, où Ciceron décrit la maniere manière dont Verres s'empara d'un superbe candelabre candélabre , qu'Antiochus avoit avait fait porter chez ce prêteur préteur Verres (Caius Licinus Verres, 120-43 av. JC.), homme d'État romain, obtint le rang de préteur en 74 av. JC., pour satisfaire sa curiosité ? Verrès ordonne aux députés de se retirer et de laisser le candélabre : ainsi, ils retournent vers Antiochus les mains vides. Le Roi d'abord n'a ni crainte ni soupçon. Un jour, deux jours, plusieurs jours se passent. On ne le rapporte point. Alors le prince envoye demander au préteur s'il veut bien le lui remettre. Celui-ci répond, qu'on revienne dans quelque temps. Le roi surpris, renvoye de nouveau. On ne rend rien. Jubet Verres illos discedere, et candelabrum relinquere. Sic illi tum inanes ad Antiochum revertuntur. Rex primo nihil metuere, nihil suspicari. Dies unus, alter, plures ; non referri. Tum mittit ad istum si sibi videatur ut reddat. Jubet iste posterius ad se reverti. Mirum illi videri. Mittit iterum. Non redditur. Cicéron, In Verrem (Les Verrines), second discours, livre 4, section 65 (voir bibliographie). Quelle rapide énergie dans ces vers de Boëce Boèce , au sujet de la descente d'Orphée aux enfers ?

Heu noctis prope terminos Orpheus Euridicem suam Vidit, perdidit, occidit.Boèce, De Consolatione Philosophiae (La Consolation de la Philosophie, 225), chapitre III (voir bibliographie).

Pour bien rendre cette précision, notre langue est en défaut.

A À la bonne-heure bonne heure , répondit Timagène : mais il est certain que les latins employent emploient , moins souvent que nous, cette espece espèce de stile style , surtout dans les grands sujets. Vous ne disconviendrez pas que celui de Tite-Live, par exemple, dans la description du combat des Horaces, ne soit nombreux et périodique.Tite-Live, Ab Urbe condita (Histoire romaine), livre I (voir bibliographie).

Je l'avoue, repartit Euphorbe. D'un autre côté, les latins ont une façon de s'exprimer, même dans les récits les plus nobles, que nous n'osons mettre en usage que dans le badin ou le naïf, et presque jamais dans la prose. C'est ce que les grammairiens appellent l'infinitif. Cicéron, dans le récit qu'il fait du repas donné à Verrès Verres par le Roi roi Antiochus, dépeint ainsi l'empressement du prêteur préteur Romain à considérer les vases magnifiques qui ornoient ornaient la table :In Verrem de signis. Ille unumquodque vas in manus sumere, laudare, mirari : Rex gaudere.Cicéron, In Verrem (Les Verrines), second discours, livre 4, section 63 (voir bibliographie). Vous voyez qu'ils ont en cela un avantage sur nous, qui les met à portée de donner à leur stile style plus de légereté légèreté .

Il est vrai, reprit Timagène, qu'on ne passeroit passerait pas à un François Français cette façon de parler, si ce n'est peut-être dans la conversation la plus familiere familière . Je ne m'en rappelle pas même d'autre exemple, que celui de la fable du lièvre et des grenouilles dans la Fontaine La Fontaine .

Grenouilles aussi-tôt aussitôt de sauter dans les ondes ; Grenouilles de rentrer dans leurs grottes profondes.

Desit : référence La Fontaine.

Mais je crois que l'on peut se dédommager de ce petit inconvénient par les moyens que détaille Longin, dans son traité du sublime, tels que sont, le changement de temps, de nombre, de personnes, la suppression des liaisons et des transitions. Aux exemples que cite ce rhéteur, on en peut ajouter plusieurs, empruntés même de nos Auteurs auteurs . En lisant ces jours-ci Philippes de Commines Philippe de Commynes , j'en rencontrai un qui me parut figurer fort bien au milieu de son vieux langage. Il s'agit de l'entrevue du Duc Charles de Bourgogne, avec le Roi roi Édouard d'Angleterre, après que ce dernier eut conclu une trêve de neuf ans avec Louis XI. Chron. de Louis XI. ch. 75 Chronique de Louis XI, chapitre 75 . Philippe de Commynes, Mémoires, vol. 1, livre IV, chapitre VIII : « Habiles manœuvres de Louis XI », p. 275-281 dans notre édition de référence (voir bibliographie). Le passage entier est le suivant : « Ledict duc se courrouça et parla en angloys, car il sçavoit le langaige, et allegua aulcuns beaux faictz des roys d'Angleterre qui estoient passés en France, et des peynes qu'ilz avoient prinses pour y acquerir honneur ; et blasma fort ceste treve, disant qu'il n'avoit point cherché à faire passer les Angloys pour besoing qu'il en eust, mais pour recouvrer ce qui leur appartenoit ; et, afin qu'ils congneussent qu'il n'avoit nul besoing de leur venue, qu'il ne prendroit treve avecque nostre roy, jusques le roy d'Angleterre eust esté trois moys dela la mer. Et aprés ces parolles, part et s'en va de la où il venoit » (p. 281). Ledit duc se courrouça, dit-il.... et blâma fort cette trève, disant qu'il n'avait point cherché à faire passer les Anglais, pour besoin qu'il en eût..... et afin qu'ils connussent qu'il n'avait nul besoin de leur venue, qu'il ne prendroit trêve avec notre Roi, jusqu'à ce que le Roi d'Angleterre eût été trois mois de-là la mer : et, après ces paroles, part et s'en va de-là où il venait. Ce temps présent me semble aussi brusque que l'incartade du duc. Le stile style de l'historien auroit aurait -il la même chaleur, s'il s' étoit était contenté de dire, après ces paroles, il partit et s'en alla ?

Ce tableau, ajouta Euphorbe, peut faire le pendant de celui que Clément Marot nous a laissé dans l'épître, où il décrit à François I la maniere manière dont son valet l' avoit avait volé. Le présent dont il se sert, exprime très bien la précipitation d'un filou, à qui les momens moments sont précieux.

Finalement, de ma chambre il s'en va Droit à l'étable, ou deux chevaux trouva : Laisse le pire, et sur le meilleur monte ; Pique, et s'en va.Clément Marot, « On dit bien vray, la maulvaise Fortune... », épître écrite en 1531 ; (voir bibliographie), épître XXV, p. 171-176. Le passage cité par Bérardier correspond aux lignes 31 à 34. L’épître est souvent citée comme le modèle d’un poème narratif « naturel » et « gracieux ». Voir par exemple, les Éléments de littérature (1787, article « Épître ») de Marmontel ou le Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne (1798-1804) de La Harpe. Dans le onzième entretien, Bérardier cite une nouvelle fois l'épître de Marot (voir pages 635-636).

Ces changements de temps, ainsi que ceux de nombres et de personnes, sont très-propres très propres , non seulement à donner de la vivacité à la narration, mais aussi à en bannir la monotonie, espece espèce de langueur qui ne lui est que trop ordinaire.

N'est-il pas encore, reprit Timagène, un moyen aussi efficace de produire ce double effet ? Il consiste à supprimer les transitions et les liaisons, qui rallentissent ralentissent le discours lorsqu'elles se présentent trop fréquemment.Voir également les remarques dans le second entretien, pages 39-40. Dans le second livre de l' Ænéide Énéide , Ænée Énée raconte à Didon, que dans le désordre subit de la prise de Troie, Panthée accourut à son palais, et il ajoute immédiatement, quo res summa loco Pantheu ? quam prendimus arcem ? Virgile, Énéide, livre 2. Où en sommes-nous, Panthée ? quel poste occuperons-nous ; N'est-il pas vrai que vous suppléez aisément, je lui adressai la parole, je lui dis ; et que vous sçavez savez bon gré au poëte poète d'avoir supprimé ces phrases traînantes ? Est-il rien de plus léger que ce morceau de la Fontaine La Fontaine , dans la fable de la grenouille et du bœuf ?

desit : préciser références, édition de réf.

Regardez bien, ma sœur : Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ? Nenni. M'y voici donc ? Point du tout. M'y voilà ? Vous n'en approchez point.La Fontaine, « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf », dans : Fables (voir bibliographie, livre I, fable 3.

Remplissez les vuides vides de ce dialogue par ces mots, dit-elle, répondit-elle, et le récit devient aussi ridicule que les efforts de la grenouille.

Vous voulez supprimer les liaisons, poursuivit Euphorbe, et moi je veux les multiplier. Un seul exemple suffira pour vous montrer, qu'on ajoute des grâces au récit par la simple répétition d'une conjonction. Rappelez-vous ces vers de Racine dans Esther Esther .

On égorge à la fois les enfants, les vieillards, Et la sœur et le frere frère , Et la fille et la mere mère ...Racine, Esther (1689), acte I, scène 5 (voir bibliographie.

Mettez à la place de cela, la sœur, le frère, la fille, la mère, on n'est plus si vivement frappé.

Voilà, interrompit Timagène, ce qui m' impatienteroit impatienterait volontiers. Comment concevoir que deux causes diamétralement opposées, produisent un même effet ? Je suis moins surpris de voir couler d'une même source une eau froide et une eau bouillante.

Pour calmer votre impatience, répartit Euphorbe, on peut dire, que l'effet ici n'est pas exactement le même. On retranche les liaisons, pour donner plus de rapidité au stile style , pour rendre la diction aussi vive que l'action, ou pour rassembler sous un seul coup-d'œuil coup d'œil un grand nombre d'objets, que la multitude des expressions rendroient rendraient trop isolés et moins capables, par-là par là , de faire impression. On les multiplie, pour fixer l'attention de l'esprit plus particuliérement particulièrement sur certains objets propres à l'intéresser et à l'émouvoir.

J'entends, reprit Timagène : on se sert du premier artifice, lorsqu'il faut réunir les forces pour produire un grand effet. On emploie le second, lorsque chaque objet est assez puissant par lui-même pour ébranler, et qu'on veut lui conserver tout son avantage. Vous voyez que je rapproche toujours vos idées de celles qui me sont familieres familières  ; mais les rapports me paraissent ici fort justes, et je crois qu'ils donnent un nouveau jour à votre pensée.

Assurément, poursuivit Euphorbe ; et c'est-là c'est là le véritable but de toute comparaison, et le plus grand fruit qu'elle puisse produire.

Comptez-vous donc pour rien, répliqua Timagène, l'ornement qu'elle ajoute au stile style  ? Est-il-rien de plus beau que la comparaison dont se sert Télemaque Télémaque , pour peindre le désordre et le trouble que l'amour portoit portait dans son ame âme  : Mon cœur, dit-il, enivré d'un folle passion, secouoit secouait presque toute pudeur ; puis je me voyois voyais plongé dans un abîme de remords : pendant ce trouble, je courois courais errant çà et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu'un chasseur a blessée : elle court a travers de vastes forêts pour soulager sa douleur ; mais la fleche flèche , qui l'a percée dans le flanc, la suit partout ; elle porte partout avec elle le trait meurtrier. Ainsi je courois courais en vain pour m'oublier moi-même, & et rien n' adoucissoit adoucissait la plaie de mon cœur. Fénelon, Les Aventures de Télémaque (1699/1995), livre IV, p. 87-88 (voir bibliographie). Si j'ai bonne mémoire, ce morceau est imité, ou pour mieux dire, traduit de Virgile, qui dit quelque part :

Æn. 1. 4, v. 69. Qualis conjecta cerva sagitta, Quam procul incautam nemora inter Cressia fixit Pastor agens telis, liquitque volatile ferrum Nescius ; illa fuga silvas saltusque peragras Dictœos : hœret lateri lethalis arundo.

Ce n'est pas la seule occasion, reprit Euphorbe, où le prélat ait profité des comparaisons du poëte poète de Mantoue. Ce dernier avoit avait dit, en parlant de la mort d'Euryale,

Æn. 1. 9, v. 435. Purpureus veluti cum flos succisus aratro Languescit moriens :

Le poëte poète François français , en décrivant la mort d'Idamante, emprunte la même idée. Tel qu'un beau lis au milieu des champs , coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue , languit languit, & et ne se soutient plus  ; , il n'a point encore perdu cette vive blancheur & , et cet éclat qui charme les yeux  ; mais . Mais la terre ne le nourrit plus, & et sa vie est éteinte  : ainsi . Ainsi le fils d'Idomenée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dès son premier âge. Fénelon, Les Aventures de Télémaque (1699/1995), livre V, p. 100 (voir bibliographie). Vous voyez que le françois français n'est que la paraphrase du latin. Au reste, je conviens volontiers avec vous, que les comparaisons sont unDesit: indexer périphrases. des plus beaux ornemens ornements du récit, pourvu que vous reconnoissiez reconnaissiez aussi que leur agrément dépend du nouveau jour qu'elles donnent aux pensées. C'est ce qui rend si nécessaire à toute comparaison, la justesse. Sans cette qualité, elle embarasse l'esprit loin de l'éclairer ; et dès-lors dès lors elle ne peut plaire. Il ne faut pas même qu'elle soit puisée dans des objets trop éloignés, difficiles et peu connus. Sa fin est d'éclaircir ma vue : qu'en penserai-je, si elle répand elle-même un nuage devant mes ieux yeux  ? Une belle comparaison emprunte des couleurs étrangeres étrangères , pour mieux exprimer des traits qu'on eût désespéré de bien rendre sans ce secours ; et la variété de ces divers tableaux a toujours des charmes. Le sublime Bossuet a souvent recours à ce moyen, pour donner à son stile style une force qui réponde à la grandeur de ses idées. Pouvoit Pouvait -il mieux nous faire concevoir la fermeté inébranlable de La Reine d'Angleterre, que par cette compaparaison comparaison , aussi juste qu'elle est noble. Comme une colonne, dont la masse solide paraît le plus ferme appui d'un temple ruineux, lorsque ce grand édifice qu'elle soutenait, fond sur elle, sans l'abattre ; ainsi la Reine se montre le ferme soutien de l'état, lorsqu'après en avoir longtemps porté le faix, elle n'est pas même courbée sous sa chute. Je ne sçais sais si vous remarquez ici, comme moi, quelque chose de négligé, peut-être même de rude, dans l'expression. Ce morceau est pourtant de la plus grande beauté. C'est que les seuls objets suffisent pour nous frapper et nous ravir. On est vraiment grand, quand on l'est ainsi par soi-même. Cette idée a beaucoup de rapport avec celle de Séneque Sénèque , qui compare un grand homme dans sa chûte chute , avec ces temples démolis, dont les personnes religieuses réverent révèrent jusqu'aux ruines. Si magnus vir cecidit.... non magis illum contemni (respondebo) quam cum œdium sacrarum ruinœ calcantur, quas religiosi œque ac stantes adorant. Lib. de consol. ad Helviam, cap. 13.

Dans ces deux exemples, poursuivit Timagène, je trouve quelque chose de plus que de la justesse. J'y vois des rapports naturels, et une comparaison qui n'est point amenée de trop loin. Qui eût jamais imaginé, par exemple, de comparer la mort avec Tarquin le superbe, comme le fait Strada dans son histoire, lorsqu'il dit, à l'an 1559 :Plane ut ea tempestate mors demetendo majorum gentium capita atque hominum apices, superbum illum summa papavera decutientem imitari visa sit.. Dans ce temps, la mort, en moissonnant tant d'hommes distingués par leur rang et par leur naissance, sembla imiter Tarquin, lorsqu'il abattait la tête des pavots de son jardin. Le même auteur, dans un autre endroit fait usage d'une comparaison encore moins juste que celle-là, et qui ne me semble pas moins alambiquée.Adeo non ex vano observatum curœ esse Deo principum vitam ; quasi non magis cordi in homine, quam imperatori in excrcitu, novissimum mori datum sit. De bello Belg. Dec. 2. lib. 3.Tant il est vrai, dit-il, comme on l'a observé, que Dieu prend un soin particulier de la vie des princes, comme si c' étoit était le privilége privilège du général dans une armée, ainsi que du cœur dans le corps humain, de mourir le dernier. Je me rappelle d'avoir lu dans une piece pièce de vers sur la bataille de Fontenoi Fontenay , donnée par un Auteur auteur qui vit encore, deux comparaisons bien différentes de celles-là, et qui m'ont paru de la plus grande justesse. Dans la premiere première , le poëte poète déplore ainsi le malheur de la Flandre :

De meurtres affamé le démon des batailles De ses barbares mains déchire tes entrailles : Pour nourrir sa fureur tu renais chaque jour ; Et ton sort est pareil au destin déplorable De ce fameux coupable, Immortel aliment de l'avide vautour.

Dans la seconde, il console cette même province, par l'espérance des biens que cette guerre va lui procurer, et il se réprend ainsi :

Que dis-je ? Contre toi quand Louis se déclare, Sensible à tes malheurs, sa bonté les répare : Tu devras ton bonheur à son bras irrité. C'est ainsi que le nil franchissant son rivage, Dans les champs qu'il ravage Répand le germe heureux de leur fécondité.

Ces applications sont, assurement, des plus heureuses. Elles ont même un autre mérite, dont nous n'avons point encore parlé ; c'est leur noblesse. Notre bon évêque de Crémone, Jérôme Vida, n'a pas oublié dans sa poëtique Poétique , de remarquer cette qualité de la comparaison. Selon luiPoet. lib. 2., quoiqu'on puisse y faire jouer un rôle à certains insectes, tels que les abeilles et les fourmis, il ne convient point d'y employer des animaux, qui ont quelque chose de vil et de méprisable par eux-mêmes. A À cette occasion, il ne ménage point le divin Homere Homère . Sans le nommer, il lui reproche d'avoir comparé un des héros Grecs grecs dans sa retraite, à ce quadrupede patient et entêté, dont le nom est l' emblême emblème de l'ignorance et de la stupiditéIl. lib. 2. v. 557.. Il remarque que Virgile, dans la même conjoncture, nous peint plus noblement Turnus, sous l'idée d'un lion forcé par les chasseurs de reculerÆn. lib. 9.. Je vous avoue que sa critique ne me paroît paraît pas trop déraisonnable.

Dussiez-vous m'accuser, reprit Euphorbe, d'être partisan d' Homere Homère jusques jusque dans ses défauts, j'essaierai de l'excuser, même en admettant le principe établi par votre prélat, que la comparaison doit avoir de la noblesse. Il y a une bassesse qui vient de la nature des choses, et une autre qui n'est fondée que sur l'opinion. Cette derniere dernière varie selon les temps et les lieux. Dans le siécle siècle écrivoit écrivait Homere Homère , les hommes n' estimoient estimaient encore les objets qu'à proportion de leur utilité, et non de leur éclat. Suivant cette régle règle , l'animal employé dans la comparaison du poëte poète grec, loin d'être méprisable, devoit devait tenir un rang distingué parmi ses semblables. Cela devient encore plus sensible, quand on réfléchit qu' Homere Homère , quatre vers plus haut, avoit avait comparé le même Ajax, dans la même circonstance, au roi des animaux. Il ne pensoit pensait donc pas que l'un fût plus ignoble que l'autre : il trouvoit trouvait seulement les rapports plus parfaits dans le dernier. Du temps de Virgile, les idées, comme les mœurs, étoient étaient changées déjà. Il a dû se plier à la façon de penser de ses lecteurs.

En vérité, répliqua Timagène, Madame Dacier n' auroit aurait pas mieux défendu le chantre d'Achille.Desit: Note sur Dacier Mais permettez-moi ici une réflexion, que je ne crois pas déplacée. Je rencontre fort peu de comparaisons dans les bons historiens anciens et modernes. D'où vient, s'il vous plaît, sont-ilsC'est-à-dire, 'Pourquoi sont-ils...'. si avares de cette espece espèce de richesse ?

La marche de l'histoire, répondit Euphorbe, est toujours sage et modeste ; et la comparaison n'ayant d'autre effet que de donner plus d'éclat, ou plus de nerf à la pensée, elle porte avec elle un air de prétention, qui s'accorde rarement avec la gravité de ce genre d'écrire. On passe à un jeune militaire un équipage, qui siéroit siérait mal à un ancien magistrat. Par cette raison, les comparaisons sont plus fréquentes et figurent mieux dans la narration poëtique poétique , que dans les récits en prose.

Mais, reprit Timagène, dans ceux-ci on admet souvent le parallele parallèle , qui n'est qu'une comparaison continuée.

D'accord, répartit Euphorbe ; mais, dans le premier, l'utilité l'emporte sur l'agrément ; et, dans la seconde, l'agrément sur l'utilité. Si vous y faites attention, vous verrez que le parallele parallèle tient beaucoup du portrait et du caractere caractère . Que se propose, en effet, l' Auteur auteur , dans ces comparaisons suivies ? De donner une connoissance connaissance claire et parfaite d'un objet, par sa ressemblance, ou sa différence avec un autre. Ce sont, à proprement parler, deux portraits qu'il rapproche & & et Dédoublement de l'ampersant dans l'édition originale, sans doute en lien avec de la fin de la ligne qui se trouve à cet endroit. qui se communiquent mutuellement une nouvelle lumiere lumière . Le parallele parallèle a donc les mêmes droits que le portrait, puisqu'il procure les mêmes avantages. En conséquence, nos bons Auteurs auteurs en fournissent plusieurs modèles. Tel est celui du Roi roi de Suéde Suède et de Pierre-le-Grand, dans la vie de Charles XII La Vie de Charles XII . L'Histoire de Charles XII, roi de Suède, comme est le titre exact, est un ouvrage de Voltaire datant de 1730 (voir bibliographie). Charles était illustre par neuf années de victoires, Pierre Alexiowitz, par neuf années prises pour former des troupes égales aux troupes Suédoises ; l'un, glorieux d'avoir donné des Etats, l'autre, d'avoir civilisé les siens ; Charles, aimant les dangers, et ne combattant que pour la gloire, Alexiowitz, ne fuyant point les périls, et ne faisant la guerre que pour ses intérêts ; le monarque Suédois, libéral par grandeur d'ame, le Moscovite, ne donnant jamais que par quelque vue ; celui-là, d'une sobriété et d'un continence sans exemple, d'un naturel magnanime, et qui n'avait été barbare qu'une fois ; celui-ci, n'ayant pas dépouillé la rudesse de son éducation et de son pays, aussi terrible à ses sujets qu'admirable aux étrangers, et trop adonné à des excès qui ont même abrégé ses jours. Charles avait le titre d'Invincible, qu'un moment pouvait lui ôter : les nations avaient déjà donné à Pierre Alexiowitz le nom de Grand, qu'une défaite ne pouvait lui faire perdre, parce qu'il ne le devait pas à des victoires. Vous m'avouerez que ces traits ainsi opposés et réunis dans un même tableau, deviennent plus saillans saillants , et nous donnent une idée plus nette des personnages qu'on veut nous faire connoître connaître .

L' Auteur auteur qui vous a fourni ce parallele parallèle , continua Timagène, nous en a donné un autre dans la Henriade La Henriade , qui m'a toujours paru bien frappé. C'est celui des deux fameux ministres, Richelieu et Mazarin.

Henr. ch. 7.Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi ; Mazarin souple, adroit et dangereux ami : L'un fuyant avec art, et cédant à l'orage ; L'autre, aux flots irrités opposant son courage : Des princes de mon sang ennemis déclarés : Tous deux haïs du peuple, et tous deux admirés : Enfin par leurs efforts ou par leur industrie Utiles à leurs rois, cruels à la patrie.On trouve dans l'original, ici, et contrairement à la pratique dans le reste du texte, des guillemets suivis dans une citation de vers.

J'admire, avec vous, répartit Euphorbe, la richesse et l'exactitude de ce parallele parallèle  ; mais, en vérité, je ne sçaurais saurais vous passer le dernier vers. Il me paroît paraît choquer toutes les idées reçues. Que veut dire, être utile à son roi, et cruel à sa patrie ? Quand il s'agit des devoirs, roi, état, patrie, sont des termes synonimes synonymes . Un royaume est une grande famille, dont le souverain est le pere père  ; et, comme tel, il en est le représentant et en posséde possède tous les droits. Voilà la source de l'obligation où sont les sujets de donner leur vie pour leur souverain. S'il cessoit cessait de l'être, cette obligation ne subsisteroit subsisterait plus, parce qu'il ne seroit serait plus un même objet avec la patrie, qui a sur nous des droits naturels et inviolables. Au reste, quoi qu'il en soit de cette question, elle n'excuse point votre Auteur auteur . Par malheur pour lui, il s'agit dans l'endroit que nous discutons de deux princes, dont l'un a mérité de la postérité le surnom de Juste, et l'autre, celui de Grand. Si l' Auteur auteur eût dit ; utiles aux tyrans, cruels à la patrie, la pensée auroit aurait blessé la vérité de l'histoire ; mais elle auroit aurait été plus aisée à concevoir. D'ailleurs, la plupart des Auteurs auteurs qui ont parlé de ces deux grands ministres, nous en ont laissé une idée bien différente. Sans dissimuler leurs vices, ils louent leurs projets, et les services qu'ils ont rendus à l'état. Amelot de La Houssaye n' étoit était pas prodigue de louanges, vous le sçavez savez . Voici ce qu'il dit du cardinal de Richelieu, dans ses notes sur Tacite.Ann. de Tac. l. 6. Qu'un ministre soit ambibieux ambitieux , jaloux, vindicatif, et quelquefois trop rigoureux, ainsi qu'on l'a reproché à M. le cardinal de Richelieu, il sera néanmoins digne de ce poste, et même préférable à tout autre, s'il a toutes les qualités qu'avait ce ministre, l'intelligence, la fermeté, la vigilance, l'activité, le discernement des esprits, la prévoyance, enfin la même promptitude à récompenser les services rendus à l'état, qu'à punir, sans miséricorde, les trahisons, les conspirations, les révoltes et les autres crimes de lèse-majesté. Dans la vie de Louis XIII Vie de Louis XIII , par le P. Père GriffetTroisième vol. an. 1642., vous trouverez, sur le ministere ministère de ce fameux cardinal, le suffrage de deux hommes éclairés dans cette matiere matière . L'un est le comte-duc d'Olivarès, qui avoua à l'ambassadeur de France avoir souvent déclaré au Roi d'Espagne, que son plus grand malheur venait de ce que le Roi de France avait le plus habile ministre qui eût paru depuis mille ans dans la chrétienté ; et, que pour lui, il consentirait volontiers, que l'on imprimât tous les jours des bibliothèques entières contre lui, pourvu que les affaires de son maître fussent aussi bien conduites que celles du Roi très chrétien. Le second, est le Tzar Pierre-le-Grand, qui à la vue du tombeau de ce ministre s'écria : Grand homme, si tu étais encore vivant, je te donnerais tout à l'heure la moitié de mon empire, à condition que tu m'apprendrais à gouverner l'autre. De pareils éloges laissent-ils soupçonner que Richelieu ait été nuisible à la France ? Ce qu'en dit le président Hénault, est encore plus décisif.Abr. Chr. an. 1642. Qu'il puisse y avoir un homme, né assez grand et assez ennemi de lui-même pour s'occuper tout entier de l'administration d'un royaume, où il est également craint et de celui qu'il sert et de ceux qu'il soumet ; en vérité, c'est un problème qu'il n'appartient qu'aux passions de résoudre, ou un amour du bien public fort au-dessus de l'humanité. Venons au cardinal Mazarin. L' Auteur auteur de la vie de Louis XIV La Vie de Louis XIV termine ainsi le portrait de ce ministre étranger.Reboulet, troisième vol. p. 262. Les personnes sensées le regrettèrent sincèrement et de bonne foi, comme un homme qui avait rendu de très grands services à l'état, et dans lequel, à tout prendre, il y avait beaucoup plus de bien, que de mal. Enfin M. de Fénelon fait, en un seul trait, la critique la plus juste et l'éloge le plus vrai de ces deux hommes illustres, lorsqu'il met ces mots dans la bouche du cardinal de Richelieu, parlant au cardinal Mazarin dans les champs Elisées Champs-Élysées  : Dialogue des morts.Nous servions tous deux l'état : en le servant, nous voulions l'un et l'autre tout gouverner. Dans tout cela, je vois de l'ambition et d'autres vices condamnables ; mais je n'y vois point de cruauté envers la patrie.

Peut-être, interrompit Timagène, le poëte poète veut-il dire seulement par ces expressions, que tous deux ils abaisserent abaissèrent les grands, et qu'ils furent haïs du peuple.

Tenir les grands dans les bornes légitimes, répondit Euphorbe, c'est assurer la tranquillité de l'état ; et un homme sensé ne prend point pour régle règle la haine d'un peuple aveugle, qui souvent déchire la main qui le défend, et bénit celle qui l'opprime, en le flattant.

Pour le coup, reprit Timagène, vous vous échauffez à votre tour, et jusqu'à vous écarter de l'objet de notre conversation. Je suis bien aise de voir que vous me ressembliez quelquefois.

Il est vrai, répartit Euphorbe, je suis François Français  : j'aime mon souverain ; et je ne puis me persuader que l'aimer, ce ne soit pas aimer ma patrie. C'est-là C'est là ce qui m'a un peu indisposé contre les vers que vous m'avez récités, quelque mérite qu'ils aient d'ailleurs : car l'exactitude & et la délicatesse des sentiments l'emporteront toujours sur les grâces du stile style et sur le brillant des pensées. Ces dernieres dernières sont cependant un des plus beaux ornemens ornements du récit. Elles enrichissent la diction, réveillent l'attention, et préviennent le dégoût et l'ennui. La belle verdure de ce boullaingrain boulingrin C'est un parterre gazonné dans un jardin seroit serait moins agréable à l' œuil œil , sans ces milliers de fleurs dont elle est émaillée.

Je crois, dit alors Timagène en riant, que vous devez être content de nous sur ce point. Tous nos écrits sont abondamment pourvus de pensées brillantes : on en trouve jusques dans les annonces des livres. Nous en faisons commerce, et nous ne donnons point lieu de craindre la banqueroute.

Ce commerce a pourtant ses dangers, reprit Euphorbe : on court de grands risques, si on les prodigue inutilement et sans goût. Dans tel endroit une pensée délicate figure bien, où une pensée grande et noble seroit serait déplacée : celui-là en veut de naturelles et de simples. Il est même des récits qui n'en admettent que d'une ou de deux especes espèces , et rejettent les autres.

Les pensées délicates, dont vous venez de parler, poursuivit Timagène, si je ne me trompe, sont celles qui renferment un grand sens en peu de mots, et qui font concevoir à l'esprit plus d'objets qu'elle n'en expriment ; par exemple, ce vers de Virgile si connu,

Faute pardonnable, si les Dieux des enfers savaient pardonner.4. lib. Georg. Ignoscenda quidem, scirent si ignoscere manes.

Ce seul vers produit en nous la compassion pour Orphée, la terreur par rapport aux Dieux, et nous fait conclure, qu'il n'est point de faute légere légère , quand il s'agit de leur désobéir.

Vous pourriez ajouter à cette pensée, répartit Euphorbe, celle de M. de la Rochefoucaud Rochefoucauld , lorsqu'il dit dans ses maximes, que le soleil et la mort ne se peuvent regarder fixement. Ne concevez-vous pas, dans cette seule phrase, que, d'un côté, les feux éclatans éclatants du soleil blessent notre prunelle ; que, de l'autre, le spectre hideux de la mort jette l'horreur et l'effroi dans notre ame âme  ; mais que, comme l'aigle arrête un œuil œil immobile sur l'astre du jour, aussi quelques ames âmes privilégiées voient avancer le trépas, sans s' allarmer alarmer . Je sçais sais que les rapports ici ne sont pas tout-à-fait tout à fait exacts ; mais ce léger défaut ne nuit point à la fécondité de la pensée.

Je ne vois rien de plus délicat, répliqua Timagène, que la réponse d'un paysan à Louis XIV, rapportée par Rousseau, dans son Ode au comte de Sinzindorf Sinzendorf .Il s'agit d'une ode écrite par Jean-Baptiste Rousseau pour Philipp Ludwig Wenzel von Sinzendorf, comte de Sinzendorf-Neuburg (1671-1742), ambassadeur d’Autriche en France sous Louis XIV. Vous rappelleriez-vous les vers ? ils m'ont échappé.

Oui, répondit Euphorbe : les voici.

Ecoutez la leçon d'un Socrate sauvage, Faite au plus puissant de nos rois. Pour la troisième fois du superbe Versailles Il faisait aggrandir le parc délicieux : Un peuple harasse, de ses vastes murailles Creusait le contour spacieux. Un seul contre un vieux chêne appuyé, sans mot dire Semblait à ce travail ne prendre aucune part : A quoi rêves-tu là ? dit le prince. Hélas, Sire, Répond le champêtre vieillard, Pardonnez ; je songeais que de votre héritage Vous avez beau vouloir élargir les confins : Quand vous l'aggrandiriez trente fois davantage, Vous aurez toujours des voisins.

Quelle foule de reflexions, s'écria Timagène, offre à l'esprit ce seul dernier vers, sur la vaine gloire des princes, sur ses effets par rapport aux peuples, sur l'inutilité de leur luxe et sur leur faiblesse au milieu de tant de puissance !

Cette pensée, reprit Euphorbe, joint à la délicatesse un autre avantage. Elle est naturelle ; et la simplicité de l'expression met cette belle nature dans tout son jour.Desit: Commenter belle nature. C'est surtout dans les anciens que nous en trouvons de ce genre. Ils cherchoient cherchaient moins l'esprit, et par-là par là ils arrivoient arrivaient plus sûrement à la perfection. J'admire toujours cette réflexion de Tite-Live, à l'occasion de Brutus qui condamne à mort ses enfants Qui spectator erat amovendus, eum ipsum fortuna exactorem supplicii dedit. T. Liv. Dec. I. lib. 2.  : la fortune voulut qu'il ordonnat un supplice, dont il n'aurait pas dû être même le spectateur. Nous trouvons dans notre ame âme un témoin qui applaudit à la vérité de cette pensée : et c'est là la pierre de touche du naturel. L'affectation est le vice le plus opposé à cette espece espèce de mérite. Elle nous conduit aux pensées froides et recherchées. On veut dire quelque chose de singulier, et on tombe dans le ridicule : témoin cette pensée du cardinal de Rets cardinal de Retz Mém. chant. 2., Vous ne serez pas surprise de ce qu'on le fut de la prison de M. de Beaufort ; et cette autre du Tasse, qui dit des pleurs d'Armide :Jer. déliv. chant. 4. Ces larmes, quoique froides et humides, produisirent un effet pareil à celui de la flamme : elles embrasèrent le cœur de mille guerriers. L'amour est fécond en prodiges : il fait brûler dans l'onde, et tirer des flammes de la glace. Fût-il jamais rien de plus froid que tout cela ?

Desit:ref.

Cette derniere dernière idée, répliqua Timagène, a bien du rapport avec celle d'un poëte poète François français , qui dit de S. Saint Louis lorsqu'il débarqua près de Damiette ;

Louis impatient saute de son vaisseau : Le beau feu de son cœur lui fait mépriser l'eau.

C'est-là C'est là , à coup sûr, du stile style précieux ; et j'aime bien mieux cette pensée de la Fontaine La Fontaine , en parlant d'un mort qu'on alloit allait mettre en terre ;

..... ... Vêtu d'une robe, hélas, qu'on nomme bière, Robe d'hiver, robe d'été, Que les morts ne dépouillent guère.

Voilà, sans contredit, du naturel et du vrai. Mais vous venez de dire, il n'y a qu'un moment, que certains récits n' admettoient admettaient pas toutes sortes de pensées. Il me semble néanmoins que les exemples qui se sont présentés à notre esprit, sont à peu près dans tous les genres.

Aussi est-il vrai, repartit Euphorbe, que les pensées naturelles et délicates sont bien venues bienvenues par-tout partout . Il n'en est pas de même de celles qui sont nobles et grandes. Comme elles doivent être proportionnées à la matièreAilleurs dans l'Essai sur le récit, même dans cet entretien (par exemple page 285), Bérardier omet l'accent dans 'matière'. qu'on traite, elles ne trouvent point de place dans les récits badins, simples, ou plaisans plaisants , tels que ceux de la fable, de la conversation, de la comédie, et autres semblables.

Je ne reconnois reconnais plus le sage et naïf la Fontaine La Fontaine , lorsqu'en parlant de deux chevres chèvres qui s'obstinent à passer ensemble sur un pont trop étroit, il ajoute,

Je m'imagine voir avec Louis-le-Grand, Philippe quatre qui s'avance Dans l'isle de la Conférence.

Prodiguer ces grandes idées pour un objet aussi mince, c'est revêtir un nain de l'armure d'un géant.

Vous ne porterez pas, sans doute, le même jugement, poursuivit Timagène, d'une autre réflexion du même fabuliste, lorsqu'au sujet d'une poulle poule qui mit la discorde entre deux coqs, il s'écrie,

Amour, tu perdis Troye, et c'est de toi que vint Cette querelle envenimée, Ou du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint.

Il y a une grande différence entre ces deux exemples, reprit Euphorbe. Dans celui-ci la réflexion semble naître tout naturellement du sujet ; ce qui n'est pas dans l'autre. Par cette raison, le ton de grandeur que l'on donne à cette pensée, que vous avez rapportée, se trahit au premier coup-d'œuil coup d'œil , et l'on reconnoît reconnait aisément un sublime affecté, qui ne contribue qu'à rendre la narration plus plaisante. La premiere première , au contraire, paroît paraît amenée dans cet endroit malgré elle, et l'on est porté à croire que l' Auteur auteur compare sérieusement des objets si disproportionnés. Jamais il n'y eut aucune analogie, même plaisante, entre la démarche de deux chevres chèvres , et l'entrevue de deux grands monarques.

Ce que vous dites ici, continua Timagène, me rappelle d'avoir vu autrefois beaucoup de ces allusions dans Ciceron. Il y en a une, entr'autres, où il compare les festins de Verrès Verres à la journée de Cannes, et qui est tout-à-fait tout à fait propre à peindre l'indécence et la grossiéreté grossièreté de ces plaisirs familiers au prêteur préteur romainItaque exitus erant ejusmodi, ut alius inter manus e convivio, tanquam e prelio auferretur, alius tanquam occisus relinqueretur, [p275] plerique fusi sine mente ac fine ullo sensu jacerent, quivis ut cum aspexisset, non se pretoris convivium, sed Cannensem pugnam nequiriæ videre arbitraretur. In Ver. lib. 5. n. 28. .Telle étoit, dit-il, l'issue de ces repas. On emportoit celui ci de table, comme on emporte de la mêlée un soldat blessé : celui-là étoit laissé pour mort : plusieurs demeuroient étendus sur la place, sans connoissance ni sentiment. Enfin, si vous étiez entré dans cette salle, vous n'auriez jamais cru voir le festin d'un prêteur préteur , mais une nouvelle bataille de Cannes, où l'on faisoit assaut de débauches. Les guillemets finaux manquent dans l'original et ont été suppléés. Je ne vois rien qui réussisse mieux à égayer le stile style , que cet artifice qui rapproche un objet grand et noble, d'un autre petit, ou même méprisable. Je m'imagine voir un enfant monté sur des échasses. Avec ce secours, il paroît paraît plus grand que ceux qui l'environnent ; mais cette élévation fait mieux remarquer sa petite taille, et la rend encore plus ridicule.

Vous avez assurément raison, ajouta Euphorbe : mais il faut être sobre et réservé dans l'usage de ce sublime ironique. C'est une exception qui confirme la régle règle générale, en vertu de laquelle le sublime et le grand sont bannis des petits sujets.

Puisque vous parlez du sublime, répliqua Timagène, je ne sais si je m'en suis formé une idée juste. C'est, selon moi, une pensée, un sentiment, une image qui m'élève au-dessus de moi-même, et qui m'avertit de ma propre grandeur. Ainsi, lorsqu'Horace dit de l'homme juste, si l'univers s'écrouloit, ses débris le frapperoient, sans l'étonner Si fractus illabatur orbis, Impavidum ferient ruinæ. Hor. l. 3. od. 3. L'appel à la note manque dans l'original et a été suppléé., je sors, pour ainsi dire, de moi-même ; je me place à côté de ce juste, et je deviens le rival de sa fermeté.

Je voudrois voudrais ajouter à votre définition, reprit Euphorbe, que cette pensée, ce sentiment, cette image doivent être revêtus de l'expression qui leur convient. Le verbiage est ennemi du sublime. Plus l'expression est simple et serrée, moins elle obscurcit son éclat. Un poëte poète latin moderne a imité cette belle pensée d'Horace, ou plutôt il l'a paraphrasée. Voici comme il s'exprime.

Seu pelagus super, Seu fulminantis porta tonet poli, Stabis, repentinamque mundi immobilis excipies ruinam. Au milieu des flots irrités, sous les coups de la foudre, vous serez immobile, et la chute subite du monde entier ne vous ébranlera pas. Sarbievius, l. 2. od. 16. L'appel à la note manque dans l'original et a été suppléé.

Lequel de ces deux morceaux, je vous prie, a l'avantage sur l'autre ?

Je vois dans le dernier, répondit Timagène, bien de la pompe et des prétentions ; mais je vous avoue qu'il me frappe moins que le premier ; peut-être parce qu'on s'efforce trop de le faire. Il y a bien moins d'appareil dans ce mot de l' Ecriture Sainte Écriture sainte , cité par Longin lui-même, fiat lux, et facta est lux Gen. c. 1. v. 3.  ; Dieu dit, que la lumiere lumière soit faite, et la lumiere lumière fut faite : dans cet autre, mare vidit et fugit Psal. 113. v. 3. ; la mer vit le Seigneur, et prit la fuite ; enfin, dans cette courte phrase, qui nous donne une si grande idée des conquêtes d'Alexandre1. Machab. c. 1. v. 5., siluit terra in conspectu ejus ; la terre se tut en sa présence. Cependant, quoi de plus magnifique et de plus sublime que tout cela ?

Telle est l'idée qu'ont eu du sublime, poursuivit l'Euphorbe, tous les gens de goût, et en particulier la Bruyere La Bruyère Caract. Charactères, ch. 1.. Le sublime, dit-il, ne peint que la vérité, mais en un sujet noble  : ; il la peint toute entiere entière , dans sa cause et dans son effet ; il est l'expression, ou l'image la plus digne de cette vérité.La ponctuation en cet endroit a été modifiée, dans le texte de lecture, dans un souci de clarté par rapport à la structure tripartite de la phrase. Les esprits médiocres ne trouvent point l'unique expression, et usent de synonymes. Les jeunes gens sont éblouis de l'éclat de l'antithèse, et s'en servent. Les esprits justes, et qui aiment à faire des images qui soient précises, donnent naturellement dans la comparaison et la métaphore. Les esprits vifs, pleins de feu, et qu'une vaste imagination emporte hors des régles règles & et de la justesse, ne peuvent s'assouvir de l'hyperbole. Pour le sublime, il n'y a, même entre les grands génies, que les plus élevés qui en soient capables.

J'ai pourtant une petite difficulté à vous faire ici, répliqua Timagène. Tout le monde connoît connaît et admire le sublime endroit où Racine a traduit ce verset d'un Pseaume Psaume Ps. 36., Vidi impium superexaltatum et elevatum sicut cedros Libani ; et transivi, et ecce non erat ;

Esther, Sc. dern.J'ai vu l'impie adoré sur la terre. Pareil au cèdre il cachoit dans les cieux Son front audacieux : Il sembloit à son gré gouverner le tonnerre ; Fouloit aux pieds ses ennemis vaincus, Je n'ai fait que passer, il n'étoit déjà plus.

Voilà, ce me semble, bien de la magnificence, et même de l'abondance, dans l'expression. Ces vers n'en sont cependant pas moins sublimes.

C'est-à-dire, le dernier, repartit Euphorbe. Ceux qui le précédent précèdent , ne sont qu'une espece espèce de préparation faite pour nous amener à cette pensée. Je n'ai fait que passer, il n'étoit déjà plus, dans qui réside principalement le sublime. Aussi voyez-vous qu'elle est renfermée dans un seul vers : et s'il étoit était permis d'enchérir sur un aussi grand poëte poète , j' ajouterois ajouterais , qu'il pouvoit pouvait peut-être lui donner plus de force, en resserrant encore son expression, et en disant simplement, je passe, il n' étoit était plus.

Mais enfin, interrompit Timagène, n'est-il donc jamais permis d'employer dans le sublime, la richesse du stile style  ? L'exorde de l'oraison funèbre du vicomte de Turenne, semble prouver le contraire. Rien de plus sublime et de plus orné en même-temps même temps que ce morceau : Fléchier, Or. Fun Oraisons funèbres . Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues ; des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous ses habitants ; ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles : un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d'une voix entrecoupée de sanglots, que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s'écrierent : comment est mort cet homme puissant, qui sauvait le peuple d'Israël ? A ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs ; les voûtes du temple s'ébranlèrent ; le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : comment est mort cet homme puissant, qui sauvoit le peuple d'Israël ? Peut-on dire que ce coloris brillant soit ici déplacé ?

Je n'ai point prétendu, reprit Euphorbe, que les ornements du stile style fussent incompatibles avec toute sorte de sublime ; mais seulement qu'il ne faut pas les y admettre toujours, et sans réserve. Permettez moi d'expliquer ma pensée. L'objet du sublime doit être grand et noble. Rappellez-vous ce que nous avons dit, il n'y a qu'un moment, de la bassesse, que nous avons partagée en deux classes. Nous distinguons aussi, dans les objets, deux especes espèces de grandeur ; l'une qui leur est naturelle, et qui fait impression sur tout homme, parce qu'il est homme ; l'autre qui est fondée sur une opinion assez générale, & et qui peut changer avec les temps & et les lieux. Dans le premier rang, je place tout ce qui a rapport à Dieu, aux vertus, sur-tout surtout à la générosité, à la clémence, aux mépris de la mort, à l'amour de la patrie, &c etc . Lorsque le sublime s' éléve élève sur de pareils fondements, je suis convaincu qu'il doit négliger tous les ornemens ornements de l'art ; ou du moins en employer si peu, qu'ils ne puissent lui nuire. Ainsi, dans ces quatre beaux vers de l' Athalie Athalie ,

Celui qui met un frein à la fureur des flots, Peut aussi des méchants arrêter les complots : Soumis avec respect à sa volonté sainte, Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte,

la métaphore qui s'y rencontre n'a point assez d'éclat, pour nous empêcher d'admirer l'inébranlable fermeté de Joad, établie sur sa confiance en Dieu. Partout ailleurs, vous verrez une expression simple et sans figures, comme dans ce vers de Corneille, en parlant de Pompée ;

Il s'avance au trépas, Avec le même front qu'il donnoit des états.

La seconde classe renferme des objets que la plupart des hommes admirent par une espece espèce de convention. Tels sont le trône et tout ce qui lui appartient, les combats, certaines passions à qui on a donné des titres de noblesse, comme l'ambition, la vengeance, la fierté, certains crimes même, tels que les conjurations, &c etc . Comme il n'y a dans tout cela qu'une grandeur empruntée, pour la porter au sublime, on peut, on doit même implorer le secours du stile style . L'exemple que vous avez cité de Racine me servira de preuve. Ces vers,

J'ai vu l'impie adoré sur la terre ; Pareil au cédre, il portoit dans les cieux Son front audacieux ; Il sembloit à son gré gouverner le tonnerre, Fouloit aux pieds ses ennemis vaincus,

n'expriment que cette pensée, vraie & et belle, mais simple, j'ai vu l'impie fier & et insolent dans la prospérité. Pour l'élever, il a donc fallu l'orner de tout ce que la diction a de plus riche. C'est ce qui m'a fait dire, que le sublime de ce morceau résidoit résidait dans le dernier vers. En effet, la promptitude avec laquelle s'évanouit ce colosse, par le souffle de Dieu, voilà ce qui attire mon admiration ; et il suffit de me le dire, sans aucune recherche dans les termes. Appliquons la même régle règle à l'exorde de M. Flechier. La désolation qu'entraîne la mort d'un grand homme est un objet triste et intéressant, mais qui n'est point sublime. Delà De là cette espece espèce de décoration, dont l'orateur l'a revêtu, pour le rendre digne de notre admiration. J' espere espère que vous me pardonnerez maintenant ma façon de penser.

Vous pardonner, lorsque vous m'éclairez, répliqua Timagène ! eh bien, je m'appliquerai donc ce dernier vers de Cinna Cinna  ;

Auguste à tout appris, & veut tout pardonner.

Vous voyez que je plaisante dans le genre sublime. Car si quelque sentiment le fût jamais, c'est celui-ci.Vérifier fût. En l'examinant, selon les régles règles que nous venons de détailler, j'y trouve une expression naturelle & et concise : et la pensée fait naître en moi cette admiration tendre, qui n'est dûe due qu'à l' héroisme héroïsme porté à son comble. Delà De là il est aisé de conclure que cette admiration est la vraie différence entre le sublime & et le simple pathétique, qui fait couler des pleurs, sans élever l' ame âme au-dessus d'elle-même.

Elle ne distingue pas moins le sublime, ajouta Euphorbe, d'avec la pensée noble. Celle-ci a de la grandeur ; mais elle ne produit point cette surprise ravissante, qui ne peut venir que du premier. Lorsque Velleius PaterculusMarcus Velleius Paterculus (~19 av. - ~31 ap. J.-C.) est l'auteur d'une Histoire Romaine (Historiarum Libri Duo). dit, en parlant de Ciceron : Nous devons à ce grand orateur, de n'avoir point cédé la gloire du génie à ceux que nos armes avaient vaincus ; Vir ingenio maximus, qui effecit ne quorum arma viceramus, eorum ingenio vinteremur. cette pensée assurément a de la noblesse : elle est digne du sujet qu'on veut louer ; mais elle n'a rien qui étonne l'esprit. Ce n'est donc qu'une pensée grande & et ingénieuse.

Si les pensées nobles et grandes, comme vous l'avez remarqué, continua Timagène, ne sont point admises dans les sujets simples & et badins, à plus forte raison le sublime doit en être banni, à moins qu'il ne soit ironique & et burlesque. Je croirois croirais même que le stile style grave & et modéré de l'histoire, devroit devrait l'exclure aussi de cet cette espece espèce de récit.

Je ne suis pas tout à fait de votre avis, reprit Euphorbe. Nous avons dit, il y a quelques jours, que l'historien doit accommoder son stile style au sujet qu'il traite. Si l'on exige que celui de l'histoire soit simple, c'est dans les sujets ordinaires & et communs. Lorsque la matiere matière l'exige, il doit s'échauffer & et s'élever : il peut même atteindre le sublime. Ces circonstances sont rares, j'en conviens ; mais elles ne sont pas sans exemple. L'écriture sainteDesit: incohérence. pourroit pourrait seule nous en fournir assez : mais comme ce livre divin est plus fait pour régler notre conduite & et nos mœurs, que nos écrits, cherchons-en ailleurs. M. Bossuet, dans son histoire universelle Histoire universelle , est presque sublime partout ; témoin, cette phrase Premiere épo. Première époque, p. 9. : La terre commence à se remplir, et les crimes s'augmentent. Cain, le premier enfant d'Adam et d'Eve, fait voir au monde naissant la premiere action tragique ; et la vertu commence dès lors à être persécutée par le vice : Et cette autre, où parlant d'Auguste & et de ses victoires, il dit Neuvième épo. Neuvième époque, p. 101. ; : La Pannonie le reconnoît ; la Germanie le redoute ; et le Véser reçoit ses loix. Victorieux par mer et par terre, il ferme le temple de Janus. Tout l'univers vit en paix sous sa puissance, et Jésus Christ vient au monde. N'est-ce pas atteindre le sublime, que de dire avec Tacite, en racontant ce qui suivit la mort de Germanicus Funus sine imaginibus et pompa, per laudes et memoriam virtutum ejus celebre fuit. Ann. Annales, l. 2. ; ses funérailles n'eurent point d'autre appareil ni d'autre pompe que sa gloire et le souvenir de ses vertus ? Y a-t-il moins de grandeur dans l'endroit où l'abbé de Vertot décrit la retraite de la régente de Portugal, mere mère d'Alphonse VI ? Désabusée alors, dit-il, des vaines grandeurs de la terre, elle ne parut plus occupée que de celles que les hommes ne peuvent ôter..... Princesse d'un génie supérieur, & et qui eut les vertus de l'un & et l'autre sexe. Elle fit éclater sur le trône toutes les grandes qualités d'une souveraine ; et il sembla qu'elle eut oublié dans sa retraite, qu'elle eût jamais régné Révol. de Portugal Révolution de Portugal , pag. 350.. Je pourrois pourrais vous rapporter cent autres traits du même genre.La signalisation graphique des citations et des notes est quelque peu incohérente, dans ce paragraphe de l'édition originale, et a été régularisée ici.

Il y en a un dans la vie de S. Saint Basile, ajouta Timagène, qui m'a toujours semblé admirable. Ce grand homme interrogé sur sa foi par le préfet Modeste, lui parla avec une fermeté digne de sa religion et de son caractere caractère . Je n'ai jamais trouvé personne, dit le préfet étonné, qui m'ait répondu de la sorte : peut-être aussi, répondit le saint prélat, n'avez-vous jamais rencontré un évéque. Si ce n'est pas là du sublime, je me trompe fort.

Il est aisé à reconnoître reconnaître , repartit Euphorbe : & et quand le dialogue l'accompagne, comme dans l'exemple que vous apportez, il lui donne encore plus de saillie. En effet, il y a certains traits frappans frappants où l'auteur d'un récit doit laisser parler ses acteurs, pour conserver aux pensées toute leur force et leur grâce ; ou du moins rapporter leur entretien, & et même leurs expressions, par le moyen du dialogue indirect.

Je dois à Horace, reprit Timagène, de m'avoir fait connoître connaître la différence du dialogue direct, et de l'indirect. La satyre satire troisieme troisième du second livre est un dialogue direct entre le poëte poète & et le philosophe Damasippe ; et celui-ci emploie l'indirect, pour raconter la fable du bœuf et de la grenouille.Lib. 2. Sat. 3. v. 313. Au reste, ce dernier me paroît paraît plus difficile que l'autre, à cause de la répétition éternelle des liaisons, qui embarasse souvent l'écrivain, & et fatigue le lecteur. C'est sans doute par cette raison, qu'Horace les a supprimées, ainsi que la Fontaine La Fontaine qui a imité de lui cette fable.

Si le dernier est plus difficile, poursuivit Euphorbe, c'est l'affaire de l' Auteur auteur  : mais il est certain qu'il a quelque chose de plus naturel, & et qu'il est plus commun que le premier, sur-tout surtout dans les récits sérieux. Un seul exemple, que nous fournit Quinte-Curse Quinte-Curce ,Il s'agit de Quinte-Curce (Quintus Curtius Rufus), historien romain ayant vécu sans doute au premier siècle après J.-C. peut nous faire concevoir quel ornement il leur prête. Abdalonyme, tiré par Alexandre du sein de la misere misère , pour monter sur le trône de Sidon, paroît paraît devant ce conquérant. L'historien pouvoit pouvait dire, que ce prince lui ayant demandé comment il avoit avait supporté son infortune, le nouveau roi lui avoit avait témoigné qu'il craignoit craignait bien plus de plier sous le poids de la couronne, que sous celui de la pauvreté. Ce fait, qui paroît paraît ainsi dans sa simplicité, a quelque chose de bien plus piquant lorsqu'on nous rapporte l'entretien de ces deux personnages, & et que nous assistons, pour ainsi dire, à leur conversationQ. Curt. l. 4.. Libet scire, inquit Alexander, inopiam qua patientia tuleris. Tum ille ; utinam, inquit, eodem animo regnum pati possim ! hæ manus suffecere desiderio meo. Nihil habenti, nihil defuit. M. Rollin traduit ainsi ce dialogue. Hist. Anc. Histoire ancienne, l. 14. sec. 6. Je voudrois voudrais bien savoir, dit Alexandre, avec quelle patience tu as porté ta misere misère . Plaise aux Dieux, répondit-il, que je puisse porter cette couronne avec autant de force. Ces bras ont fourni à tous mes désirs, & et tandis que je n'ai rien eu, rien ne m'a manqué.

Si le dialogue indirect réussit bien dans les sujets sérieux, répliqua Timagène, vous m'accorderez aussi que le direct a des graces grâces infinies, sur-tout surtout dans un genre d'écrire plus gai & et plus léger. Pour moi, je ne vois rien de plus délicat, que le dialogue d'Acanthe & et de Pégase. L' Auteur auteur , au lieu de détailler gravement les vertus et les victoires de Louis-le-Grand, et de célébrer la rapidité de ses conquêtes, saisit l'occasion d'un voyage qu'il devoit devait faire avec le roi : & et , dans la nécessité où il étoit était de trouver un cheval, il imagine un entretien entre lui & et le coursier des muses. Cette fiction ingénieuse répand dans l'éloge qu'il fait, tout le sel et tout l'agrément imaginable. J'ai transcrit ces jours-ci sur mes tablettes, ce joli morceau.

ACANTHE. A mon secours, Pégase, en ce besoin extrême : Il me manque un cheval ; il faut suivre le Roi. PEGASE. Le suivre ! Et quel moyen ? Je ne le puis moi-même, [p.291]Non plus que ton bidet, ou ton grand palefroi. ACANTHE. Tu suivis toutefois le diligent Achille Dans le cours glorieux de ses hardis exploits. PEGASE. D'accord : mais en dix ans il prenoit une ville : En prit-il jamais quatre en la moitié d'un mois ? ACANTHE. Et le fameux César, qui presque sans combattre, Venoit, voyoit, vainquoit, ne le suivois-tu pas ? PEGASE. Jamais il n'eut quitté la belle Cléopâtre, Pour venir prendre Dole un jour de Mardisgras. ACANTHE. Mais Alexandre enfin, vite comme un tonerre, Toujours à ses côtés te voyoit galopper. PEGASE. Je le perdais souvent : il alloit tant que terre : Mais quand il s'enivroit, on pouvoit l'attraper. ACANTHE. Je t'entends : rien ne suit un Roi que rien n'arrête, Ni plaisirs, ni douleurs, ni brouillards, ni beaux jours ; Ni calme decevant, ni terrible tempête ; Ni le froid des hivers, ni le feu des amours. Comme toi je l'admire, et ne m'en saurois taire : Sur un si grand sujet on ne peut achever. Mais, adieu ; pour ce coup tu n'es pas mon affaire ; Je veux un vrai cheval, que je puisse crever.

Desit: pagination 291.

Vous citez là un homme, reprit Euphorbe, que j' appellerois appellerais volontiers le héros du récit. Le moindre mérite de Pellisson-Fontanier est d'avoir donné une histoire de l'Académie, parfaitement bien écrite. La délicatesse de son esprit et la bonté de son cœur, le dédommageaient abondamment de la difformité de ses traits.Paul Pellisson-Fontanier, dit Paul Pellisson (1624-1693), est un homme de lettres et historien français. Mais puisque vous faites registre des dialogues ingénieux, vous pourriez joindre au premier, celui où Patrix raconte un songe qu'il prétend avoir eu. Il est indirect ; et néanmoins vous avouerez qu'il peut servir de modele modèle dans la narration badine. Le voici :

Je rêvois cette nuit, que de mal consumé, Côte à côte d'un pauvre on m'avoit inhumé, Et que n'en pouvant pas souffrir le voisinage, En mort de qualité je lui tins ce langage. Retire toi, coquin ; va pourrir loin d'ici : Il ne t'appartient pas de m'approcher ainsi, Coquin ! me répond-il d'une arrogance extrême, Va chercher tes coquins ailleurs ; coquin toi-même. Ici tous sont égaux : je ne te dois plus rien : Je suis sur mon fumier comme toi sur le tien.Le poème est attribué à Pierre Patrix (1585-1672) ; voir Poètes français, ou choix de poésies des auteurs du second et du troisième ordre, des XVe, XVIe, XVIIe, et XVIIIe siècles, avec des notices sur chacun de ces auteurs, éd. par Jean Baptiste Joseph de Champagnac, Mónard et Desenne, fils, 1825, p. 275.

Desit: plus d'infos.

Voilà une leçon, dit alors Timagène, plus capable peut-être de faire impression sur les grands, que le meilleur sermon. Cette pensée, que la mort égale les conditions, avoit avait été repétée répétée cent fois : mais le tour de cette conversation lui rend un air de jeunesse, qu'elle avoit avait perdu depuis long-temps longtemps . Vous plaisanterez tant qu'il vous plaira ; je veux donner place à cette petite piece pièce , à la suite de celle que je viens de vous rapporter.

Eh-bien ! répliqua Euphorbe, pour le faire plus aisément, rendons-nous dans mon cabinet. Vous y trouverez tout ce qui vous sera nécessaire pour cela.